Christine Otis
Le jeu des coïncidences : une vraisemblance à construire
Les exemples de Nikolski de Nicolas Dickner et de La kermesse de Daniel Poliquin
1 Malgré ses multiples mutations depuis Aristote, le concept de vraisemblance est couramment posé à la base de l’adhésion du lecteur au texte et assimilé à une caractéristique du réalisme littéraire. Pour assurer sa vraisemblance, le roman doit parfois rejeter ce qui sort résolument de l’ordinaire, ce qui semble trop beau (ou horrible) pour être vrai, mais sans pour autant devoir se limiter au banal. Ainsi un foisonnement de coïncidences ou un deus ex machina trop évident pourrait nuire à l’équilibre de l’intrigue et la faire paraître fausse, fabriquée et improbable. En raison de leur assujettissement au hasard et par leurs apparitions souvent imprévisibles et étonnantes, les coïncidences sont souvent perçues comme représentant une catégorie particulière d’invraisemblance. Pourtant, plusieurs romans contemporains s’accommodent très bien d’un surcroît de coïncidences tout en préservant autant leur lisibilité qu’une certaine vraisemblance interne. Ces romans jouent d’une invraisemblance relative de leur intrigue pour se positionner en marge des codes de l’écriture réaliste, et ce, en faveur d’une esthétique tenant d’un romanesque explicite et assumé. Lorsque l’utilisation des coïncidences est privilégiée pour détourner le roman d’une esthétique réaliste plus classique, pouvons-nous alors supposer que ces coïncidences participent à l’établissement d’un système de vraisemblance d’une nature particulière ou que leur présence indique simplement une transformation de l’illusion réaliste (ou d’une obligation réaliste pour le roman) ? Pour mieux comprendre l’équilibre fragile qui peut exister entre l’utilisation marquée de coïncidences et la vraisemblance dans certains romans, nous définirons plus spécifiquement ces termes. Le lien pouvant exister entre nécessité et coïncidence dans le respect de la vraisemblance d’un roman sera mis de l’avant. Nous nous pencherons ensuite sur les perceptions rattachées aux coïncidences dans le monde réel et dans la fiction ainsi que les positions différentes qu’occupent le lecteur et les personnages face à ces coïncidences. Finalement, à partir des exemples de Nikolski de Nicolas Dickner et La kermesse de Daniel Poliquin1, nous verrons comment abondance de coïncidences et vraisemblance peuvent cohabiter de différentes façons dans un roman et influer sur leur lecture.
Variations du concept de vraisemblance et réalisme
2Bien que la notion de vraisemblance remonte au moins à Aristote, ses définitions et l’attention qui lui est accordée diffèrent selon l’époque. Le vraisemblable dépend en grande partie des perceptions du public récepteur et ce qui est acceptable à une époque donnée peut fort bien sembler invraisemblable à une autre, et vice versa. Ainsi, Aristote présente le vraisemblable comme une façon de faire adhérer à une histoire, car « le possible est persuasif ; or, ce qui n’a pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que c’est possible (si c’est impossible, cela n’aurait pas eu lieu) » (Aristote, 1980 : 65). Dès lors, nous pouvons admettre que le fait de s’envoler en avion (ou en montgolfière, ou alors en fusée) nous semble à nous, observateurs du XXIe siècle, vraisemblable (parce que cela a déjà eu lieu), mais qu’un tel événement paraîtrait invraisemblable à un contemporain d’Aristote.
3Aux XVIIe et XVIIIe siècle, la vraisemblance (ou l’invraisemblance) d’une intrigue ne se limite pas seulement à une question d’événements possibles ou probables, mais elle s’intéresse au premier chef à la propriété des comportements. Ainsi une histoire respectant la vraisemblance se doit de présenter des actions en accord avec les bonnes mœurs. Comme le souligne Genette dans « Vraisemblance et motivation » : « [V]raisemblance et bienséance se rejoignent sous un même critère, à savoir, ‘‘tout ce qui est conforme à l’opinion du public”. Cette “opinion”, réelle ou supposée, c’est assez précisément ce que l’on nommerait aujourd’hui une idéologie » (Genette, 1969 : 73). Les nombreux débats entourant la vraisemblance du Cid de Corneille et de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette sont principalement axés sur des questions de bienséance. Par exemple, une femme du rang de Chimène ne saurait accepter d’épouser l’assassin de son père, tandis que la Princesse de Clèves semble bien sotte de confier à son mari qu’elle aime un autre homme. En réalité, ce n’est pas que de tels faits ne peuvent se produire ; comme le souligne encore Genette, ils sont « à la limite possible[s] et concevable[s], mais comme un accident. Or le théâtre (la fiction) ne doit représenter que l’essentiel. L’inconduite de Chimène, l’imprudence de Mme de Clèves sont des actions “extravagantes”, […] et l’extravagance est un privilège du réel » (Genette, 1969 : 74). Barthes va dans le même sens en séparant l’idée de possibilité ou de réalité du concept de vraisemblance à l’époque classique. Il écrit que « [t]oute la culture classique a vécu pendant des siècles sur l’idée que le réel ne pouvait en rien contaminer le vraisemblable ; d’abord parce que le vraisemblable n’est jamais que de l’opinable : il est entièrement assujetti à l’opinion (du public) » (Barthes, 1982 : 88).
4 Ce lien direct entre vraisemblance et bienséance n’est plus aussi présent aujourd’hui, mais peut encore être invoqué indirectement si le comportement d’un personnage est jugé invraisemblable pour des considérations psychologiques, par exemple. Toujours est-il que la notion a perdu la place d’avant-plan qu’elle occupait à l’époque de la querelle du Cid. Avec l’avènement du roman réaliste, l’idée de vraisemblance commence tranquillement à se confondre avec l’idée même de réel et n’est plus vraiment utilisée comme critère de qualité d’une œuvre. À ce sujet, Barthes avance « [qu’il] y a rupture entre le vraisemblable ancien et le réalisme moderne […], un nouveau vraisemblable naît, qui est précisément le réalisme » (Barthes, 1982 : 88). L’idée de vraisemblance est donc plus ou moins tombée en disgrâce en tant que critère d’évaluation d’une œuvre littéraire. Elle semble même être une chose du passé si l’on en croit les définitions du Dictionnaire du littéraire et du Dictionnaire des genres et notions littéraires, qui se concentrent principalement sur les travaux d’Aristote et sur la fameuse querelle du Cid en reléguant l’utilisation de la vraisemblance par la critique littéraire au XXe siècle à un moyen de « conforter le dogmatisme d’une parole critique qui impose en réalité une idéologie » (Pernot, 2002 : 647). Pourtant, si l’on considère qu’au premier chef « la vraisemblance est un enjeu de crédibilité » et qu’ « elle fonde “le pacte de lecture” selon lequel le texte est jugé recevable, et réaliste ou fantaisiste » (Pernot, 2002 : 647), la notion ne peut être jugée caduque, ou alors ce serait que l’idée de « pacte de lecture » est elle-même à revoir. C’est pourquoi il nous semble opportun de réévaluer l’impact de l’utilisation de la coïncidence sur une vraisemblance redéfinie.
Une définition théorique de la coïncidence et quelques exemples
5 Pour en arriver à une définition claire de la coïncidence, basons-nous sur la définition courante du terme tirée du Petit Robert : « Fait de coïncider ; événements qui arrivent ensemble (par hasard ou comme par hasard) ». Ainsi, nous comprenons qu’une coïncidence implique une idée de temps et de lieux donnés où des objets ou des événements se produisent ensemble du fait du hasard. Il faut souligner dans cette définition l’importance de l’implication du hasard. En effet, une coïncidence n’est pas une simple cooccurrence : comme l’exprime bien Gérald Bronner dans Coïncidences : nos représentations du hasard, « de nombreux événements coïncident sans être des coïncidences » (Bronner, 2007 : 1). Ainsi, si une voiture rouge et une voiture verte arrivent en même temps vis-à-vis d’une place libre de stationnement, on ne peut pas vraiment parler de coïncidence (certes, les deux objets coïncident dans le temps et dans l’espace, mais le hasard ne semble pas vraiment impliqué). Généralement, les automobilistes se dirigent vers les places libres dans un stationnement et on peut supposer que ce n’est pas entièrement par hasard que les deux automobilistes convoitent le même emplacement puisqu’ils ont un objectif commun (se garer). On peut toutefois transformer cet exemple en véritable coïncidence si l’on ajoute un facteur d’imprévisibilité dans l’équation. Ainsi, si ces voitures sont conduites par des jumeaux identiques séparés à la naissance et que le conducteur de la voiture rouge porte un chandail vert et que celui de la voiture verte en porte un rouge, le hasard semble alors au rendez-vous. Donc, si le nombre d’éléments coïncidents est grand et que leur occurrence est imprévisible, alors une cooccurrence peut obtenir le statut de coïncidence. Bien entendu, l’intérêt d’une coïncidence dépend de la perception que l’on en a ; une coïncidence qui a peu de probabilités de se produire ou qui semble davantage porteuse de signification frappera plus intensément le spectateur (ou le lecteur). La pseudo-coïncidence des deux voitures dans un stationnement évoquée plus tôt n’est remarquable en rien et correspond plus ou moins dans la hiérarchie des événements au fait d’arriver à l’intersection au moment où le feu tourne au vert : ce n’est pas le moins du monde un événement rare ni improbable. Au contraire, la rencontre impromptue de jumeaux séparés à la naissance porte en elle les germes d’un récit plus vaste2 ; elle donne l’impression au spectateur qu’une puissance supérieure (le destin, par exemple) guide les pas des personnages et rend possible cette étonnante rencontre. La perception de l’événement de type « coïncidence » est donc primordiale dans son rapport avec la vraisemblance.
Coïncidences, nécessité et vraisemblance
6Étant donné que la coïncidence strictement géométrique (ou cooccurrence) consiste à faire advenir certaines choses semblables dans un temps et un lieu donnés, nous pouvons concevoir qu’une certaine quantité de cooccurrences est nécessaire à la présentation d’une œuvre cohérente. Par exemple, les personnages d’un roman vont se croiser, entrer en relation, partager les mêmes espaces au cours de l’histoire. De plus, le hasard faisant partie intégrante du réel, un roman réaliste devrait en présenter certaines manifestations. Ainsi, un texte ne présentant dans l’absolu aucune coïncidence (ou, de façon plus radicale encore, aucune cooccurrence) paraîtrait tout aussi invraisemblable et incroyable que l’exemple à propos des automobilistes jumeaux et, si l’on exclut toute cooccurrence, serait fort probablement illisible. À l’inverse, un texte dont tous les éléments coïncideraient en un seul point serait un véritable trou noir fictionnel. Dans les deux cas, on pourrait raisonnablement parler de « non histoire ». Bien sûr, une grande partie de ces « coïncidences » ne sont que des cooccurrences et elles ne font que permettre l’enchaînement des événements et la cohésion de l’ensemble. Un niveau médian de coïncidence est donc nécessaire à la cohérence et à la vraisemblance de l’intrigue. Dans sa Poétique, Aristote lie d’ailleurs directement la nécessité, la causalité et la vraisemblance :
[T]out cela doit découler de l’agencement systématique même de l’histoire, c’est-à-dire survenir comme conséquence des événements antérieurs, et se produire par nécessité ou selon la vraisemblance ; car il est très différent de dire « ceci se produit à cause de cela » et « ceci se produit après cela » (Aristote, 1980 : 69).
7Genette aussi associe ces deux concepts en parlant toutefois de motivation plutôt que de nécessité. La motivation d’un récit de fiction serait ce qui masque (de façon vraisemblable) la fictivité même de ce récit. Il affirme donc qu’elle est
l’apparence et l’alibi causaliste que se donne la détermination finaliste qui est la règle de la fiction : le parce que chargé de faire oublier le pour quoi – et donc de naturaliser, ou de réaliser (au sens de faire passer pour réelle) la fiction en dissimulant ce qu’elle a de concerté, […] c’est-à-dire d’artificiel : bref, de fictif (Genette, 1969 : 97).
8De plus, on peut considérer la cohésion d’une intrigue comme un facteur de vraisemblance. Une coïncidence favoriserait la vraisemblance d’un roman en fonction de sa pertinence dans le déroulement de l’intrigue et dans la façon qu’elle a de lier ensemble différents éléments textuels qui, sinon, paraîtraient disparates. Le côté spectaculaire de ce procédé peut donc être balancé par son implication dans la cohésion relative entre les divers éléments du texte.
Perceptions et lectures des coïncidences
9 Comme il a été souligné plus tôt, les coïncidences sont le fruit du hasard et, par définition, elles se produisent parce qu’il est possible qu’elles se produisent (même si certaines n’ont que peu de chances de se réaliser). Pourtant, elles sont perçues comme ayant une signification particulière et devant relever d’une puissance supérieure ou d’un quelconque plan préétabli du monde : il est souvent plus séduisant de croire que les choses adviennent pour de bonnes raisons. Ce paradoxe est bien exprimé par Bronner :
En réalité, face à une vraie coïncidence, nous devrions nous en remettre à une explication fondée sur le hasard et ne pas lui accorder un sens particulier. Mais, précisément, nous n’avons de cesse de chercher un sens à ce genre d’événement ; nous sommes tentés de croire en l’existence de la chance ou de la malchance […]. Parce qu’elle a quelque chose de stupéfiant, il est très tentant de chercher à comprendre ce que le destin a voulu nous dire en nous confrontant à la coïncidence (Bronner, 2007 : 2-3).
10L’idée que le hasard soit porteur de significations particulières est bien présente dans la littérature, notamment chez les Surréalistes qui utilisaient les coïncidences dans leurs œuvres et regroupaient de tels phénomènes sous l’appellation de « hasard objectif ». Cette « catégorie » du hasard serait « le propre d’une rencontre réelle, faite dans le monde objectif, mais qui paraît porteuse d’un sens inexplicable par des raisons naturelles. Il semble s’agir d’un signal » (Alquié, 2001 : 860). Dans le cas des Surréalistes, les coïncidences présentées dans les œuvres étaient réelles et « déclenchaient » plus ou moins l’activité artistique, alors que dans les exemples que nous allons présenter sous peu, elles sont fictives et sont plutôt le résultat de l’activité d’écriture.
11Si, dans le monde réel, nous voyons ou non les forces du destin à l’œuvre dans les coïncidences se manifestant dans notre vie, nous devons supposer que quelqu’un tire certainement les ficelles lorsqu’une coïncidence fait son apparition dans un roman. Il ne s’agit alors pas là d’une vraie coïncidence issue du hasard, mais d’une pseudo-coïncidence qui sert les desseins du romancier, parce qu’on peut difficilement supposer un roman s’écrivant tout seul sous l’effet du hasard. Pourtant, comme le fait remarquer Erich Köhler dans Le hasard en littérature : « [L]e hasard est ressenti au premier degré comme une catégorie du vécu » (Köhler, 1986 : 12). Cette catégorie du vécu devrait donc pouvoir être reproduite dans une fiction réaliste, même s’il n’est pas certain que le hasard sera perçu comme vraisemblable. En effet, nous avons vu que le vraisemblable et le possible ne sont pas des termes interchangeables et des éléments à fortes probabilités paraîtront plus « réalisables » que des éléments extraordinaires. Cependant, les événements qui arrivent « par hasard » dans la fiction sembleront plus vraisemblables aux yeux du lecteur s’ils se manifestent fortuitement du point de vue des personnages qui les subissent, tout en remplissant un objectif précis sur le plan de l’intrigue. Les coïncidences paraissent alors à la fois naturelles et rentables dans la logique du récit. Toujours dans « Vraisemblance et motivation », Genette avance que des éléments tenant en principe de l’invraisemblance doivent être « [jugés] en fonction du récit, selon le rapport de rentabilité qui lie l’effet à son moyen » ; on « ne les condamne qu’en tant que ce rapport est déficitaire » (Genette, 1969 : 90). Ainsi, que ce soit au sujet de la cooccurrence, de la coïncidence ou du hasard dans une œuvre littéraire, nous en revenons toujours à l’idée que ces éléments ne nuiront pas nécessairement à la vraisemblance de l’œuvre si leur présence est motivée par la logique de l’intrigue.
12 Il va sans dire que l’évaluation de la nécessité d’une anecdote par rapport à la résolution de l’intrigue peut sembler subjective, mais l’analyse des divers éléments d’un texte particulier permet d’en tirer une logique. Ce travail de lecture se compare à la recherche du mobile dans un roman policier et à la collecte d’indices. Ainsi, ce qui semble être un détail inutile et farfelu dans un tout autre contexte peut fort bien venir renforcer une intrigue en particulier et, en participant à la cohésion de cette œuvre, préserver la vraisemblance qui lui est propre. La lecture est alors conçue comme un jeu où le lecteur construit une suite d’hypothèses qui se verront confirmées ou déboutées à mesure qu’il avance dans le texte. Le lecteur peut donc utiliser la prédominance des coïncidences dans un roman pour construire des hypothèses quant à leurs effets sur le déroulement de l’intrigue : vont-elles être révélées aux personnages et influer sur leurs destins ou servent-elles seulement de jeu de piste mis en place par le narrateur à l’usage exclusif du narrataire ? C’est ce jeu d’hypothèses que nous observerons dans les deux romans sélectionnés. Il s’agit de Nikolski de Nicolas Dickner et de La kermesse de Daniel Poliquin3. Ces romans, parus respectivement en 2005 et 2006, se caractérisent par une intrigue foisonnante où les coïncidences sont légion. Celles-ci participent à une esthétique romanesque paradoxalement marquée par le réalisme et une fictivité manifeste.
Nikolski : un roman de coïncidences
13 Le roman Nikolski présente les destins entrecroisés de trois jeunes adultes sur une période de 10 ans, entre 1989 et 1999. Il s’agit d’un narrateur anonyme, employé dans une librairie de livres usagés, de Noah Riel, étudiant en archéologie, et de Joyce Doucet, pirate informatique (les faits et gestes de ces deux derniers personnages étant présentés par une narration hétérodiégétique). Pendant la période de temps couverte par le roman, le libraire occupe une posture passive d’observateur depuis son comptoir de librairie, puis décide de quitter son emploi et de voir le monde. Joyce est employée dans une poissonnerie, tout en poursuivant une carrière clandestine de pirate informatique avant d’être repérée par la GRC et de quitter le pays en catastrophe. Pour sa part, Noah étudie avec plus ou moins de conviction l’archéologie à Montréal, tout en entretenant une correspondance à sens unique avec sa mère (au hasard des postes restantes un peu partout au Canada). Il a aussi un fils dont il se voit confier la garde dans des circonstances plus ou moins inattendues. Dans l’ensemble de ce roman, les coïncidences se déploient sur plusieurs plans, mais elles s’associent surtout à trois catégories principales : les liens de parenté entre les personnages, les livres et les pièges de lecture.
14Un certain nombre de coïncidences porte sur le fait que les trois personnages principaux du roman sont apparentés, mais qu’ils ignorent tout les uns des autres. Ainsi, Noah et le libraire anonyme sont demi-frères. Leur père, Jonas Doucet, qui est aussi l’oncle de Joyce, est mort sans jamais les rencontrer. Puisque les personnages apparaissent successivement, nous découvrons à la lecture de chacune de leur présentation les liens qui les unissent avec les autres et nous nous étonnons de les voir se croiser (ils s’installent tous les trois dans le même quartier de Montréal) en ne sachant pas qu’ils sont de la même famille. Par exemple, Noah est le colocataire du patron de Joyce, laquelle va régulièrement à la librairie du narrateur et se rend même chez lui à une occasion. À la fin du roman, Noah visitera aussi cette librairie avec son fils. Malgré tous ces chassés-croisés, les personnages ne découvrent pas leurs liens familiaux, sinon à une quasi-exception. Au moment de la visite de Joyce chez le narrateur-libraire, celui-ci semble avoir une intuition fugitive et déclare au sujet de cette dernière : « Elle ressemble à mon double féminin, une sorte de cousine débarquée de nulle part » (NIK : 277). Cette « révélation » n’ira pas plus loin et les deux personnages poursuivront des chemins différents. Paradoxalement, c’est cette ignorance qui vient consolider l’impression de coïncidence, parce qu’on ne s’étonnerait normalement pas de lire un livre au sujet de personnes faisant partie d’une même famille. Les liens entre les personnages renforcent la cohérence de l’intrigue puisque non seulement leurs histoires individuelles s’en trouvent liées, mais nous sommes attirés par le besoin de savoir s’ils vont eux aussi découvrir les liens qui les unissent, si l’histoire va trouver son aboutissement à une plus grande échelle. Cette situation vient nourrir le besoin du lecteur d’assister à une scène de reconnaissance qui est une convention en soi et répond encore à une certaine nécessité de l’intrigue (normalement, dans une histoire, un secret est mis en place justement pour être révélé). À ce sujet, Aristote décrit ce type d’épisode comme un élément important de l’intrigue et porteur de sensations très fortes (on n’a qu’à penser à l’intrigue d’Œdipe roi) : « C’est à l’occasion de tels événements que surviendra le bonheur comme le malheur » (Aristote, 1980 : 71). Malgré son attrait manifeste, l’attente de révélation chez le lecteur sera déçue puisqu’elle n’a finalement jamais lieu, en dépit des nombreuses occasions données aux personnages de se reconnaître. Cependant, nous pourrions supposer que cette non-révélation correspond aux caractères respectifs des différents personnages et répond donc à une nécessité de l’intrigue : Joyce a quitté son village natal pour fuir la multitude des cousins qui y réside, le narrateur-libraire ne semble pas particulièrement intéressé de retrouver les frères et sœurs qu’il imagine avoir dans chaque port, et Noah semble se satisfaire de se voir reconnaître la paternité de son fils au point de renoncer alors à poursuivre sa correspondance avec sa mère. De plus, on peut considérer que la tension générée par cette attente de révélation est maintenue jusqu’à la toute fin du roman et participe à son intérêt. Somme toute, plutôt que de nuire à l’économie du texte, ces coïncidences sans révélation semblent compter sur leur invraisemblance relative pour « motiver » l’intrigue et se jouer des conventions romanesques pour singulariser l’œuvre.
15 En plus des liens familiaux, des livres et toutes sortes de documents se retrouvent dans différentes situations que l’on pourrait considérer comme étant étrangement coïncidentes. L’exemple le plus marquant est probablement celui du livre à trois têtes, livre sans couverture composé de trois morceaux d’ouvrages différents et reliés ensemble, ce qui donne comme résultat : « [P]ages 27 à 53 : une très ancienne monographie sur les îles aux trésors ; pages 71 à 102 : un traité vaguement historique sur les pirates des Caraïbes ; pages 37 à 61 : une biographie d’Alexander Selcraig, naufragé sur une île déserte » (NIK : 175). Dès le départ, le parcours particulier du livre est bien mis en évidence :
Personne ne pouvait imaginer la trajectoire de ce livre. Après plusieurs décennies sur les rayons de la bibliothèque de l’université de Liverpool, il avait été volé par un étudiant, avait circulé de main en main, […] puis avait cheminé dans l’estomac acide d’une baleine avant d’être recraché et repêché par un scaphandrier analphabète. Jonas Doucet l’avait finalement gagné au poker dans un troquet de Tel-Aviv, un soir de bamboche (NIK : 37).
16Les tribulations étonnantes et, disons-le, franchement invraisemblables de ce livre ne s’arrêtent pas là puisqu’il se trouve en la possession de Noah, pour lui être ensuite volé ou emprunté par son amie Arizna, qui l’oublie ou le laisse volontairement à la librairie du narrateur ; celui-ci le retrouve quelques années plus tard dans son sous-sol alors qu’il est en compagnie de Joyce, avant que Noah ne retombe lui-même dessus à la librairie et remette au narrateur la carte qui s’en était détachée et qui était toujours en sa possession. Les apparitions régulières et inattendues de ce livre peuvent être mises en parallèle avec les rencontres inopinées entre les personnages. De plus, les différentes parties du livre peuvent être associées à chacun des trois personnages qui sont liés par le sang comme les différentes parties du livre le sont par une reliure. Ainsi, Joyce peut être liée aux récits de piraterie par sa profession clandestine. Noah, déménageant d’une île à l’autre (allant même faire des fouilles archéologiques sur l’île de Stevenson), aux îles aux trésors. Quant au narrateur, solitaire dans sa librairie peu achalandée, il s’apparente fort bien à un naufragé isolé sur son île déserte.
17 En plus du mystérieux livre à trois têtes, d’autres documents circulent à travers le roman d’une bien étrange façon. Par exemple, les deux demi-frères se retrouvent chacun en possession d’une partie différente d’un article du National Geographic. Le libraire en découvre une partie en faisant un peu de ménage dans l’arrière-boutique : « Je déplie la carte du dessus. Il s’agit d’une projection stéréographique des Caraïbes intitulée Migrations of the Garifunas. Les Garifunas ? Jamais entendu parler d’eux » (NIK : 170-171). De son côté, Noah entreprend une thèse plus ou moins fictive à partir d’informations trouvées dans des circonstances similaires :
Il se rappela alors un article qu’il avait lu quelques années auparavant, dans un vieux National Geographic trouvé derrière le réfrigérateur en faisant le ménage. De cet article, il tira une histoire compliquée à souhait, parfaite pour les circonstances – une histoire qui aurait pu s’intituler : L’affligeante épopée des Garifunas 4 (NIK : 230).
18L’impression qui se dégage de tout cela, c’est que dans l’univers de Nikolski, les livres et les histoires représentent des messages que le destin envoie aux personnages, messages qu’ironiquement les personnages ne semblent pas être en mesure de décoder et qui restent, de ce fait, perceptibles par le lecteur seul.
19Une troisième catégorie de coïncidences attire l’attention à la lecture de Nikolski. Ces coïncidences consistent essentiellement en des pièges de lecture. En effet, les autres éléments de coïncidences sont tellement prédominants dans la logique du roman que tout élément répétitif ajouté à l’intrigue semble brusquement devoir être doté de sens. Le lecteur en vient presque à un délire interprétatif pour y trouver une logique. En ce sens, ce sont des coïncidences piégées. L’une de celles-ci consiste en la présence assez répétitive d’un itinérant portant une tuque des Maple Leafs. Cet homme traverse les années, imperturbable et toujours coiffé de sa tuque. Ainsi on le retrouve dans la partie « 1989 », où Noah voit « [qu’à] la table voisine, un clochard coiffé d’une tuque des Maple Leafs parle tout seul » (NIK : 91). Dans la même partie, Joyce croise un « clochard [qui] replace sa tuque des Maple Leafs de Toronto » (NIK : 124) et, dans la partie « 1995 », Noah aperçoit « un sans-abri coiffé d’une tuque des Maple Leafs de Toronto [qui] pousse son panier d’épicerie rempli d’une récolte de bouteilles vides » (NIK : 209). Les apparitions de ce personnage attirent l’attention et, se mêlant au besoin d’assister à une scène de reconnaissance évoquée plus tôt, elles poussent le lecteur à espérer que quelque chose se produise au sujet de ce clochard, que celui-ci prendra la parole à un moment et qu’il révélera aux personnages les liens qui les unissent (pourquoi pas ?). Cependant, il faut se rendre à l’évidence : ce clochard n’est qu’un élément de décor et la nécessité de sa présence semble se limiter à enflammer l’imagination des pauvres lecteurs enfiévrés par toutes ces coïncidences qui n’aboutissent pas à une révélation finale. Ce type particulier de coïncidence vient s’ajouter à ceux concernant les livres et les liens familiaux pour créer l’univers logique de Nikolski, soit un monde fictif où la coïncidence est clairement la loi plutôt que l’exception. Ces coïncidences participent à la création d’un jeu à l’échelle du texte, jeu destiné à l’attention exclusive du lecteur. Nous pourrions donc considérer que Nikolski repose sur un système de vraisemblance qui, loin de masquer la fictivité du récit, la met en évidence. L’adhésion du lecteur n’en est toutefois pas compromise, car loin de se présenter comme des « accidents » ou des « extravagances » dans le texte, les coïncidences présentent une saturation suffisante pour être interprétées, à la lecture, comme constitutives de la réalité « naturelle » de l’univers-Nikolski.
La kermesse, coïncidences et non-coïncidences des sentiments
20 Dans le cas de La kermesse de Daniel Poliquin, même si les liens entre les personnages ne sont pas connus de tous, on ne retrouve pas la même tension de reconnaissance que celle ressentie à la lecture de Nikolski ; cela tient en grande partie au mode narratif privilégié. En effet, le roman est surtout narré par son personnage principal, Lusignan, avec quelques interventions d’Amalia Driscoll (par l’entremise de lettres), de Concorde et du père Mathurin. Étant donné qu’au moins un personnage est au fait de toutes les ramifications de l’histoire (Lusignan), l’impression de détenir un secret est moins forte du côté du lecteur. Toutefois, Lusignan étant un menteur avoué, un doute persiste toujours au sujet des événements et de la « réalité » des coïncidences rapportées : se produisent-ils vraiment ou sont-ils le fruit des élucubrations du narrateur ?
21Lusignan, un écrivain et journaliste à la réputation douteuse, s’engage comme interprète dans le régiment Princess Patricia pendant la Première Guerre mondiale. Il y rencontre Essiambre d’Argenteuil lors de son entraînement et tous deux se lieront d’amitié avant d’être brièvement amants, à la suite de quoi d’Argenteuil désavouera publiquement Lusignan. Après avoir été renvoyé du régiment puis réintégré, Lusignan devient secrétaire de d’Argenteuil : il écrit en son nom des lettres de condoléances aux parents de soldats tués à la guerre. Il se met aussi à correspondre avec la présumée fiancée de d’Argenteuil, Amalia Driscoll, en se faisant passer pour ce dernier. Miss Driscoll écrit des lettres très intimes à son ami Essiambre sans savoir que celui-ci ne prend pas la peine de les ouvrir et encore moins d’y répondre. Le décès d’Essiambre d’Argenteuil, tué à Passchendaele, marque la fin de cette correspondance. De retour à Ottawa, Lusignan rêve de séduire miss Driscoll, mais il se retrouve plutôt en relation avec une jeune femme nommée Concorde, ancienne bonne de Driscoll, conquête d’Argenteuil, ayant par ailleurs reçu l’une des fameuses lettres de condoléances de Lusignan à la mort de son cousin. La découverte de tant de liens les unissant effraie Lusignan au plus haut point et il prend la fuite. Après avoir quitté Concorde, Lusignan se rend à une kermesse durant laquelle miss Driscoll doit chanter. S’y retrouvent étrangement rassemblés miss Driscoll, Concorde, Lusignan et l’un de ses anciens professeurs, le père Mathurin. La rencontre tourne court : Lusignan, ivre, se met à crier des insultes en yiddish à miss Driscoll ; Concorde, enceinte de Lusignan, perd connaissance ; et Mathurin emmène Lusignan à son monastère. Des années plus tard, miss Driscoll, devenue peintre, prendra Concorde, Lusignan et Mathurin comme modèles sans les reconnaître et deviendra, encore plus tard, la locataire de Concorde, celle-ci ayant racheté l’hôtel où elle avait brièvement vécu avec Lusignan et où Driscoll loue alors un appartement.
22Contrairement au cas de Nikolski, les coïncidences de La kermesse se jouent sur un seul plan, celui d'une série de rencontres impromptues et inattendues entre les personnages. Ainsi, si Lusignan est pris à partie par une foule en colère pour avoir porté le mauvais uniforme de son régiment, l’homme qui le tirera providentiellement d’affaire s’avèrera être l’ex-lieutenant Garry (KERM : 124), un ancien compagnon d’arme et ancien amant de d’Argenteuil ; si des années plus tard, Lusignan pose pour un tableau de miss Driscoll mettant en scène la vie d’« une sainte canadienne » (KERM : 267), nous découvrons que le modèle féminin est bien entendu Concorde. Le réseau des coïncidences qui sert de trame au roman semble en grande partie déterminé par les désirs des personnages. Lusignan et Concorde, qui reconnaissent l’existence de ces coïncidences, ont manifestement le désir de devenir respectivement les doubles d’Essiambre d’Argenteuil et d’Amalia Driscoll. Du côté de Lusignan, cette quête est partiellement accomplie lors de sa rencontre avec Concorde qui l’appelle son « beau capitaine » (KERM : 145) et qui le compare à d’Argenteuil. Pourtant, au moment de prendre conscience des liens qui unissent d’Argenteuil, Driscoll et Concorde, le personnage de Lusignan devient particulièrement troublé et cherche à se détacher de Concorde en prenant la fuite. L’étrangeté de la situation et peut-être la force de ses sentiments l’effraient :
Tous ses gestes me disaient combien elle tenait à moi, mais je la craignais tout à coup parce qu’elle avait été trop près de cette Amalia Driscoll que je convoitais et de mon Essiambre que j’avais aimé pour vrai. Elle m’a souvent dit qu’elle était un peu sorcière. […] Une sorcière qui m’aurait volé des bouts de ma vie et qui, par-dessus le marché, les aurait mieux vécus que moi. […] Je n’avais plus qu’une seule envie : me sauver de sa vie (KERM : 195).
23Pourtant, ce genre de hasard fait partie de la pratique d’écriture de Lusignan telle qu’il l’expose lui-même au tout début du roman : « Dans mes romans […] [le] hasard était obéissant, les femmes tombaient amoureuses de l’homme que je rêvais d’être au premier regard, je refaisais l’histoire telle que je l’aurais voulue. Il ne me manquait qu’un public crédule pour que tout fût vrai » (KERM : 7). Peut-être devons-nous comme lecteurs nous reconnaître à l’égal du public crédule des premiers romans de Lusignan, mais il semble évident que le hasard ne sert pas le narrateur aussi parfaitement qu’il l’aurait souhaité.
24Du côté de Concorde, sa transformation en Amalia Driscoll et ses multiples rencontres avec celle-ci étonnent. Ces similitudes sont d’autant plus surprenantes que miss Driscoll semble tout à fait inconsciente de leur existence. Pourtant, Concorde fut sa bonne personnelle pendant tout un été au lac des Écorces et, à cette époque, Amalia était assez proche d’elle pour en parler à ses amis « comme d’une petite sœur » (KERM : 129), allant même jusqu’à « lui enseigner des mots d’anglais et des règles d’étiquette […] [,et] lui apprendre à lire et à écrire » (KERM : 129). Concorde fut plus tard engagée « comme servante bénévole » (KERM : 285) de miss Driscoll au moment de la kermesse. Leurs chemins se croisent plus tard lorsque Amalia devient peintre et, cherchant un modèle nu féminin, engage Concorde. Finalement, Concorde devient propriétaire de l’hôtel Couillard et « hérit[e] de miss Driscoll comme pensionnaire, elle qui [y] avait encore son appartement et son studio » (KERM : 305). Malgré tout, Concorde semble destinée à rester toujours une personne anonyme dans les yeux de la personne qu’elle admire tant, Amalia Driscoll. Cette situation ne semble pas la décourager et elle poursuit sa métamorphose au point de porter les vieux vêtements de Driscoll. Elle affirme à ce sujet : « [Miss Driscoll] me donne son vieux linge qui me va comme un gant. De plus en plus de gens me disent que je lui ressemble. Il y a rien qui me fait plus plaisir que d’entendre ça » (KERM : 307). L’apogée de la transformation de Concorde en Amalia sera, à la fin du roman, l’expression de son désir d’être aimée par celui qu’elle prend pour l’amoureux de Driscoll : le lieutenant Garry. En lui, elle voit un espoir de se voir transformée plus ou moins en héroïne de roman et de devenir semblable à Driscoll : « Et là, je me suis surprise à me souvenir que j’ai rêvé toute ma vie d’être aimée par un homme élégant ou prévenant dans son genre, qui m’appellerait darling ou my lady, comme il le fait avec elle » (KERM : 319).
25Manifestement, dans La kermesse, le jeu des coïncidences participe significativement à la logique de l’intrigue et renforce la psychologie des personnages, particulièrement celle de Lusignan et de Concorde. En effet, au cours de sa narration, Lusignan énonce certaines considérations sur l’amour qui semblent directement liées à l’idée de coïncidence (ou plutôt de non-coïncidence) au plan des sentiments. Au sujet de l’amitié passionnée qu’il avait éprouvée pour un camarade de collège, il la décrit comme une « [v]eulerie naïve des premières amours qui conduit au reniement de soi-même et à la ressemblance forcée avec l’autre » (KERM : 43). Il semble que nous pouvons alors comprendre que les ressemblances grandissantes entre Lusignan et d’Argenteuil et celles entre Concorde et Amalia Driscoll représentent des preuves d’amour. De plus, à la toute fin du roman, Lusignan, se découvrant un amour passionné pour Concorde, commencera à calquer ses comportements sur ceux de sa bien-aimée, allant jusqu’à acheter le même livre de recettes qu’elle et se préparer ses plats favoris dans une futile tentative de l’attirer auprès de lui, ce qui restera sans résultat. Cette absence de coïncidence dans les sentiments amoureux fait aussi partie d’une constante du roman, ce que remarque Lusignan dans un de ses plutôt rares accès de lucidité : « Pour compliquer les choses, quand deux êtres s’aiment, ce n’est jamais pour les mêmes raisons ni au même moment. L’amour est un malentendu sublime » (KERM : 155). Ainsi, dans La kermesse, les coïncidences sont portées par les obsessions amoureuses des personnages, obsessions qui, soumises aux dures lois du hasard, sont vouées à l’échec. Les coïncidences présentées dans La kermesse laissent le lecteur dans le doute : mènent-elles à une réussite de la quête des protagonistes, ou ne servent-elles qu’à souligner leur échec relatif (la relation entre Lusignan et Concorde se termine en queue de poisson et cette dernière, malgré ses efforts, reste invisible aux yeux d’Amalia Driscoll, en plus d’espérer vainement l’attention et l’amour du lieutenant Garry) ? Le lecteur peut ressentir une certaine connivence avec Lusignan et Concorde, partageant avec eux une connaissance privilégiée des événements dont la complexité échappe à la plupart des autres personnages. Cependant, cette connivence est fragilisée par le manque de fiabilité de Lusignan, que ce soit en tant que personnage ou en tant que narrateur. Étant présenté comme faussaire, menteur, alcoolique, souvent en proie à des hallucinations, il n'offre qu’une fiabilité truquée, ce qui entraîne une adhésion vacillante de la part du lecteur. Les coïncidences peuvent donc être interprétées comme des signes inutiles du destin, des manifestations mimétiques des désirs des protagonistes ou des hallucinations du narrateur.
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26Nous avons vu que si, dans La kermesse et Nikolski, les coïncidences sont foisonnantes, elles se déploient dans des directions différentes selon les cas. Dans Nikolski, elles touchent à la structure du texte et servent un objectif plutôt ludique, représentant une sorte d’énigme désignant la nature fictive de l’œuvre ; dans La kermesse, elles semblent désigner les désirs avoués ou non des personnages et participent à leur psychologie. Malgré ces différences, les coïncidences construisent dans les deux cas un système signifiant d’une certaine cohérence, en plus de désigner la création littéraire (en présentant un réseau de coïncidences autour des livres dans Nikolski ou en liant les actions des personnages de La kermesse au contenu des romans fictifs de Lusignan). À la lumière des quatre catégories de la vraisemblance5, nous pouvons constater que, bien que les intrigues de ces romans présentent des anomalies discutables sur le plan de la vraisemblance empirique (une telle avalanche de coïncidences ne passerait assurément pas inaperçue dans le monde réel), la cohérence du système de coïncidences peut s’apparenter à une certaine vraisemblance générique. Cette catégorie de vraisemblance permet entre autres à un roman de science-fiction ou de type « fantaisie » d’emporter l’adhésion du lecteur malgré ses entorses manifestes à la vraisemblance empirique. Cependant, il pourrait être adéquat d’envisager une autre catégorie de la vraisemblance à l’œuvre dans les deux romans que nous venons d’examiner. En effet, il serait abusif de prétendre que Nikolski et La kermesse représentent à eux seuls des genres littéraires indépendants. Il pourrait s’agir alors d’une vraisemblance poétique ou esthétique propre à une œuvre particulière plutôt qu’à un genre. En ce sens, les effets de coïncidence présents dans Nikolski et La kermesse, loin d’en réduire la crédibilité, paraissent participer de façon importante à la création d’une vraisemblance qui leur est particulière. Ces intrigues s’inscrivent de façon clairement décalée par rapport à l’idée généralement reçue de la vraisemblance représentée dans le roman réaliste et génèrent une vraisemblance parallèle admettant et encourageant un surcroît de coïncidences. Cette vraisemblance serait alors plus directement rattachée à la cohérence et à la création d’un pacte de lecture particulier à l’œuvre, plutôt qu’au réalisme littéraire ou à ce qui est généralement admissible dans le monde réel. Les multiples coïncidences participent alors à la création d’un pacte de lecture où la vraisemblance empirique occupe une moins grande importance dans l’adhésion du lecteur au texte que la vraisemblance poétique ou esthétique propre au roman qui l’instaure. Il semble que si les coïncidences s’organisent systématiquement dans la logique d’une intrigue, plutôt que de ressortir comme une anomalie dans un texte, elles vont créer une impression de cohésion et non d’anarchie. Le meilleur moyen de faire accepter une coïncidence complètement farfelue (l’exemple des jumeaux automobilistes signalé plus haut) serait alors d’en faire une nécessité de l’intrigue, de l’insérer dans un système porteur de sens.
Notes
1 Dans le corps du texte, les renvois à Nikolski seront signalés par la mention NIK, et ceux à La kermesse, par la mention KERM. Dans les deux cas, cette mention sera suivie du numéro de page.
2 Ce récit pourrait inclure l’histoire de leur naissance, les circonstances de leur séparation, les répercussions attendues de leurs retrouvailles, etc.
3 Ces deux romans ont bénéficié d’une réception très positive marquée par l’attribution de plusieurs prix (entre autres, le Prix des libraires 2006, le Prix littéraire des collégiens et le Prix Anne-Hébert pour Nikolski, et le Prix des lecteurs de Radio-Canada 2007, le Prix littéraire Le Droit 2007 et le Prix du livre d’Ottawa 2007 pour La kermesse).
4 En gras dans le texte.
5 Ces catégories de la vraisemblance peuvent se résumer ainsi : vraisemblance empirique (les événements sont-ils vraisemblables en fonction du monde ?), vraisemblance pragmatique (la transmission du récit est-elle vraisemblable ?), vraisemblance diégétique (les éléments du récit se suivent-ils sans incohérence ?) et vraisemblance générique (l’histoire correspond-elle au canon du genre présenté ?). (Cavillac, 1995)
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