Dernièrement […] je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai ne me mêler d’autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie.
Montaigne, Essais, « De l’Oisiveté »
1Dans les notes qu’il rédige tout de suite après le décès de sa mère, publiées sous le titre de Journal de deuil en 20091, Roland Barthes fait une place étrangement importante à la dimension physique de son expérience. Ces notes non destinées à la publication sont contemporaines d’écrits publics dans lesquels est présente cette attention à l’occupation du corps, à sa relation au lieu et à l’habiter, à une éthique de la sobriété et de la fidélité. C’est le cas en particulier du cours sur La préparation du roman, qui doit se lire comme une préparation au roman, mais peut-être aussi, comme une préparation à mourir, du moins à une dernière vie, dans la mesure où le deuil a ouvert en l’auteur la conscience d’un temps fini.
2Ce journal apparaît, à la lumière de publications récentes, à la fois exemplaire et précurseur. Des textes de Michel Deguy (1996) en France, de Gilles Archambault (2011) et de Pierre Monette (2004) au Québec, de Joan Didion (2005, 2011) et de Joyce Carol Oates (2011) aux États-Unis2, pour n’en citer que quelques-uns, présentent des caractéristiques communes à celui de Barthes. Ils mêlent la chronique des derniers instants avec l’être le plus proche au deuil quotidien qui s’ensuit, à travers une écriture journalière qui prend la forme d’un rituel de survie. Dans l’introduction à son essai Témoins de l’inactuel. Quatre écrivains contemporains face au deuil (2007), qui comporte un chapitre sur La chambre claire, Dominique Carlat se demande : « Une période aussi étroite que la seconde moitié du vingtième siècle peut-elle prétendre modifier la transmission écrite du deuil, expérience intime immémoriale ? » (2007 : 13) À travers la dimension physique qui contribue à historiciser le sujet du deuil dans la sphère de son intimité, Journal de deuil semble indiquer que oui.
3L’épreuve de la mort de la compagne de vie matérialise chez Barthes le sentiment d’une physique du temps qui se révèle inséparable d’une conscience de l’âge, du temps à vivre et du travail à faire. Par l’accident du deuil, le temps de vie jusque-là indivis se voit mis en demeure d’être occupé, habité, exploité à son maximum de capacité : « [I]l me faut, impérieusement, loger mon travail dans une case aux contours incertains, mais dont je sais (conscience nouvelle) qu’ils sont finis : la dernière case » (Barthes, 2002 : 466). Cette préparation au roman – Barthes ne prépare pas un roman, il se prépare au roman, à la possibilité d’une écriture différente de celle qu’il a pratiquée jusqu’alors – apparaît comme une préparation à un dernier devenir, car « l’âge n’est pas progressif, il est mutatif : regarder son âge [est] une tâche active : quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? » (2002 : 466) La spatialisation du temps en cases, à l’instar de sa subjectivisation en âges, évoque une matérialité du vivre, une occupation physique du temps. Rappelant la comparaison de Marcel Proust entre le roman qui se fait et la robe que la couturière prépare, Barthes écrit que c’est « dans ce sens qu’il faut entendre : la Préparation du Roman » (2003 : 513). Le cours ensuite est cette minutieuse étude des conditions à réunir pour favoriser l’écriture, du choix du lieu jusqu’à celui du papier, du moment opportun du jour jusqu’à celui de la vie, de l’hygiène de vie à la constitution d’une « Vie Méthodique » (PR : 280). Analogue à l’athlète qui se conditionne, cherche son rythme et son environnement favorable, l’auteur se prépare à son élan ultime.
4Or les notes du « journal de deuil » (JD : 163) sont recueillies sur des fiches que Roland Barthes « prépare lui-même à partir de feuilles de papier standard coupées en quatre, et dont il conserve toujours une réserve sur sa table de travail » (Léger, 2009 : 7 ; je souligne). Cette idée de la préparation est donc centrale, impliquée par la découpe manuelle des fiches et objet du cours élaboré, sous le signe du deuil, comme une réflexion sur le « Vouloir-Écrire » (PR : 309). Tandis que le journal intime prend traditionnellement forme dans un cahier de jours à remplir, le journal de deuil de Barthes prend forme à la mesure de ses jours, son temps fabriqué par le format physique des fiches en proportion directe du rythme de son deuil. Le deuil se trouve ainsi inscrit dans le rituel de l’écriture, qui a toujours été chez Barthes une jouissance du corps4, à moins que ce ne soit l’écriture qui devienne un des rituels du deuil, le journal constituant l’une de ces « formes inédites de ritualisation » que « l’être frappé par la disparition, prévisible ou inopinée, d’un proche se trouve […] contraint d’inventer » (Carlat, 2007 : 13) en raison de la diminution, dans la seconde moitié du vingtième siècle, des rites sociaux qui accompagnaient la mort. La découpe manuelle des fiches contre ainsi l’inauthenticité d’un genre envers lequel l’auteur avoue simultanément, dans un texte de 1979, éprouver des doutes en raison non de son manque de sincérité, mais de « sa forme même [qui] ne peut être empruntée qu’à une Forme antécédente et immobile (celle précisément du Journal intime) » (2002 : 679). A contrario de cette forme littéraire figée, l’expérience neuve d’un temps fini appelle une forme inédite.
5Le journal oppose cette temporalisation singulière du deuil au discours doxique selon lequel « le deuil va mûrir » (JD : 160). L’épreuve qu’en fait Barthes est celle d’un « discontinu », d’une « ambiguïté » (JD : 162) qui font croire que l’émotivité s’estompe, alors qu’elle fait retour lorsqu’on s’y attendait le moins : « Fraîche comme au premier jour de deuil » (JD : 163). Tandis que le monde lui présente son « ça continue » horizontal (JD : 158), le « chagrin » qu’éprouve l’auteur des notes est d’une ponctualité verticale et imprévisible, « immobile » (JD : 160). Si Barthes préfère le mot de « chagrin » emprunté à Proust à celui de « deuil », c’est parce que ce dernier dé-singularise l’expérience du « bien essentiel, intime » (JD : 174) dont l’expérience renouvelée quotidiennement, sisyphéenne (JD : 151), vient activer une sensibilité au minutage du temps restant à vivre.
6Si elles ne sont pas tenues strictement tous les jours, les notes ont bien une qualité journalière d’occupation du temps – en un sens conquérant, consistant à pénétrer et à posséder : « [L]e Journal relève de la méthode : il va d’un jour à l’autre » (PR : 252). En tant que « [n]otation fragmentée du présent », « [p]ratique quotidienne » (PR : 137), et, comme le haïku, « atome de phrase qui note […] un élément ténu de la vie “réelle” » (PR : 53), la Notatio est l’« articulation directe du sujet pensant sur le sujet phrasant » (PR : 139). Elle crée une historicisation du présent par sa mise en forme physique, rendue par le participe présent qui fait du phraser une émanation rythmique de tout le sujet. Similaire au haïku, chaque notation du Journal est « une sorte de tintinnabulation brève, unique et cristalline qui dit : je viens d’être touché par quelque chose » (PR : 85). Elle inscrit la pesée exercée par l’instant à la fois furtif et mémorable qui a donné au jour son accent, agissant comme une ponctuation de vie dans une « “dialectique fine du temps” » (PR : 85) dont le sujet en deuil doit reconduire chaque jour la négociation. C’est cette « relation active du sujet et du présent » (PR : 71) que cherche le Journal : saisir l’affect de moments destinés à passer ou durer, d’émotions qui insistent, souvent contre le social. Car la « notation » porte en elle au plan poétique la découverte d’une proportion juste, éthique et corporelle, la saisie rythmique d’un moment : si elle peut sembler « capture sur le vif », elle n’empêche pas l’« après-coup » (PR : 139), car elle est « ce qui, après une sorte de latence probatoire, revient malgré soi, insiste » (PR : 139). Il y va en elle d’une persistance mémorielle qui s’incarne dans le langage en revenant dans le corps, a pour cela « déjà quelque chose d’une forme — d’une Phrase » (PR : 139). Compte alors non simplement l’individu, mais ce qui se passe « à tel moment de cet individu » (PR : 78), d’où la nécessité du journal. La notation historicise le présent de l’expérience et date le sujet dans le temps.
7Intégré aux rituels de la vie quotidienne, non destiné à la publication, n’ayant donc, comme le notait Montaigne de ses Essais, d’autre fin « que domestique et privée » (1967 : 20), le journal de deuil relève d’une « écriture ménagère », qui aménage le temps du deuil comme le projet de vita nova est censé aménager le temps qui reste à vivre : « Peut-être, vouloir écrire un Roman […], c’est envahir, habiter une pratique d’écriture ménagère » (PR : 51). Barthes s’intéresse dans le cours au « problème de l’écrire comme […] genre de vie » (PR : 280), cherchant à élaborer une « Vie Méthodique » (PR : 280) qui a trait à une économie de la maison, à une physique de l’habiter dont il tire une morale de l’attention : « Pour moi, alliance de l’Esthétique (de la Technique) et de l’Éthique ; son champ privilégié : l’infime quotidien, le “ménager” » (PR : 51).
8Cette appréhension ménagère qui retentit sur l’écriture donne forme à la fidélité à la mère, dont elle entretient littéralement le souvenir :
Continuer à « parler » avec mam. (la parole partagée étant la présence) ne se fait pas en discours intérieur […] mais en mode de vie : j’essaye de continuer à vivre quotidiennement selon ses valeurs : retrouver un peu la nourriture qu’elle faisait en la faisant moi-même, maintenir son ordre ménager, cette alliance de l’éthique et de l’esthétique qui était sa manière incomparable de vivre, de faire le quotidien (JD : 202).
9Elle détermine le deuil comme « genre de vie », continu moral-physique consistant à occuper le lieu en s’occupant du lieu, afin de condenser dans le corps le souvenir : « Partager les valeurs du quotidien silencieux (gérer la cuisine, la propreté, les vêtements, l’esthétique et comme le passé des objets), c’était ma manière (silencieuse) de converser avec elle » (JD : 205). De ce comportement ménager émane une éthique exemplaire, au cœur de la relation de cohabitation qu’est aussi le « ménage » (JD : 93), l’intelligence étant définie à propos de la mère comme « tout ce qui nous permet de vivre souverainement avec un être » (JD : 264). C’est vers cette « vie intelligente » (JD : 162) que tend la Vie Méthodique, une vie lucide, consciente, par opposition à « la vie bête » (JD : 162), « la vie stupide » (JD : 138), la « vie-écran » (JD : 162) mondaine et vide qui continue malgré l’absence de l’être cher. On comprend alors la pertinence du journal, qui fait de l’écriture l’une des formes quotidiennes de ce ménager, inscrivant l’horaire du corps dans le temps, depuis la saison jusqu’à l’âge.
10La fidélité physique aux tâches et au silence qui faisaient la vie partagée donne à chaque jour sa forme bienfaisante ou vivable : « 4 novembre / Vers 18 h : l’appartement est chaud, doux, éclairé, propre. Je le fais ainsi, avec énergie, dévouement » (JD : 46). L’enjeu est d’« habiter [s]on chagrin » (JD : 185, 186), la mère n’étant plus désormais « que le plus intime du quotidien » (JD : 203). D’où l’investissement des activités autrefois pratiquées coutumièrement ensemble, de « l’appartement » dont le déterminant sonne comme un déictique. Et d’où le désir profond et pressant d’une retraite (JD : 144, 216, 228), d’un silence qui concentre dans le corps l’essentiel, silence qui était chez la mère l’expression de sa discrétion, de sa « dignité » (JD : 225). D’où enfin la difficulté de tout voyage, car « cette “personnalité” de l’empirique ménager n’est pas possible en voyage – n’est possible que chez moi » (JD : 202-203). L’écriture des notes réalise cette retraite au cœur du jour, ce silence du corps qui n’est pas un silence du langage : « De moins en moins à écrire, à dire, sinon cela (mais je ne puis le dire à personne) » (JD : 50).
11Le fils endeuillé peut reposer son deuil sur « la maison, le système qui était le [s]ien quand elle était là » et qui « s’écroule » lorsqu’il est « loin » (JD : 128). C’est qu’il en est à présent le centre actif, autant que ce système aux accents beckettiens incarne son propre centre ritualisé :
L’endroit de la chambre où elle a été malade, où elle est morte et où j’habite maintenant, le mur contre lequel la tête de son lit s’appuyait j’y ai mis une icône – non par foi – et j’y mets toujours des fleurs sur une table. J’en viens à ne plus vouloir voyager pour que je puisse être là, pour que les fleurs n’y soient jamais fanées (JD : 204).
12La permanence exercée par la fidélité à la compagne disparue est une fidélité à soi-même, garantissant l’intégrité du sujet du deuil par son habitation et son entretien du lieu de vie commun, qui relèvent d’une morale du corps. Le journal, intégrant l’écriture au domestique, participe de cette physique silencieuse de l’habiter, et la recueille. Avant-coureur de la tendance actuelle aux journaux de deuil et autres grief memoirs, le texte de Roland Barthes offre un cas exemplaire d’articulation par l'écriture de l’intimité du deuil à son devenir public.
1 Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention JD, suivie du numéro de la page. Sauf indication contraire, c’est Roland Barthes qui souligne.
2 J’ai commenté les trois textes de 2011 – Qui de nous deux ? (Archambault), Blue Nights (Didion) et A Widow’s Story: A Memoir (Oates) – dans un compte rendu intitulé « Un genre de chagrin », dans Spirale (Snauwaert, 2012).
3 Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention PR, suivie du numéro de la page. Sauf indication contraire, c’est Barthes qui souligne.
4 Voir par exemple son texte « Écrire » (2002 : 983).
ARCHAMBAULT, Gilles (2011), Qui de nous deux ? récit, Montréal, Boréal.
BARTHES, Roland (2002), « Écrire », dans Œuvres complètes, tome IV : 1972-1976, Paris, Éditions du Seuil, p. 983-984.
BARTHES, Roland (2002), « “Longtemps, je me suis couché de bonne heure” », dans Œuvres complètes, tome V : 1977-1980, Paris, Éditions du Seuil, p. 459-470.
BARTHES, Roland (2003), La préparation du roman, Paris, Éditions du Seuil (Traces écrites).
BARTHES, Roland (2009), Journal de deuil, édition préparée par Nathalie Léger, Paris, Éditions du Seuil/Imec (Fiction & Cie).
CARLAT, Dominique (2007), Témoins de l’inactuel. Quatre écrivains contemporains face au deuil, Paris, José Corti (Les essais).
DEGUY, Michel (1996), À ce qui n’en finit pas, thrène, Paris, Éditions du Seuil (La librairie du XX e siècle).
DIDION, Joan (2005), The Year of Magical Thinking, New York, Alfred A. Knopf.
DIDION, Joan (2011), Blue Nights, New York, Alfred A. Knopf.
LÉGER, Nathalie (2009), « Préambule », dans Roland BARTHES, Journal de deuil, édition préparée par Nathalie Léger, Paris, Éditions du Seuil/Imec (Fiction & Cie), p. 7-9.
MONETTE, Pierre (2004), Dernier automne, récit, Montréal, Boréal.
MONTAIGNE, Michel (2008), « Au lecteur », dans Essais, Paris, Le Livre de Poche (La Pochothèque), p. 53.
OATES, Joyce Carol (2011), A Widow’s Story: A Memoir, New York, HarperCollins Publishers.
SNAUWAERT, Maïté (2012), « Un genre de chagrin », Spirale, no 240, p. 78-79.
Les remarques sur la tenue de la maison et du corps dans le quotidien domestique, conçue comme une éthique de la fidélité à la mère récemment disparue, apparaissent dans l’écrit privé du Journal de deuil de Roland Barthes comme un écho des observations faites dans le cours sur La préparation du roman. Participant d’une physique du vivre et de l’habiter qui met l’accent sur l’entretien quotidien du lieu, le silence et la difficulté de tout voyage, les « notations » du journal rendent compte de la condensation dans le corps de l’épreuve du deuil, et de la prise de conscience d’un dernier âge de la vie.
In the personal writings of Journal de deuil, Roland Barthes’ remarks regarding the maintenance of the home and body are conceived of as an ethic of faithfulness to his recently deceased mother. They are considered in this article as an echo to the observations he makes during his lectures in the course La préparation du roman. Both emphasize the physicality of everyday life and the role played by one’s relationship to the home. By stressing the necessity of silence and the difficulties of leaving “the apartment”, the brief “notations” in the diary translate the physical concentration of the mourning experience, as well as the emergent understanding of a final stage of life.