Micheline Morisset
Document — Ce bel errant qui me parlait
Impressions autour d’un rapt
1 Il est loin ce travail d’écriture, cette série de dix émissions produite en 1996 pour la chaîne culturelle de Radio-Canada et cette biographie imaginaire d’Arthur Buies, chevalier errant publiée plus tard aux Éditions Nota bene, si loin déjà. Voilà un singulier mouvement que celui de la pensée qui doit revenir sur ses pas pour retracer la genèse d’un texte. Force est de reconnaître combien la mémoire capricieuse, avec son long cortège de revenants et de gisants, risque d’influer sur mes propos tant elle subvertit le réel et le remplit à ras bord d’échos et de mirages.
2J’écris, j’invente ; certains jours je me perds avec délices dans l’envoûtant et impétueux chant des mots, si bien que la vérité sans sa part de songe, la réalité désenchantée perd peu à peu, pour moi, son intérêt. Écrire, tel que je le conçois, me permet tantôt de magnifier l’existence, tantôt de mettre en forme le dispersé pour essayer de trouver sur terre une direction, un sens que cette boule qui tourne sur elle-même n’a pas, n’a plus. Écrire, comme fouiller les âmes. Ausculter leur lot de contradictions et d’obscurités avec l’espoir tout bête de les comprendre et d’habiter autrement la planète. Mon ambition secrète : arracher du sol en friche, au creux de ses fosses les plus déshéritées, une empreinte où nouer parole et acte, histoire de rompre ainsi la matité de nos jours et leur invraisemblable désuétude. Écrire : n’être sûr de rien, naître sur rien. Je suis une femme inquiète dévorée par une intention archéologique. J’explore, déterre, nomme. En fait, c’est parce que je ne sais rien que je fouille et que j’écris, rien de nos vies, rien des battements du monde, rien de la traversée des couloirs. Mais j’aime interroger, douter. J’accepte donc que ça déferle dans ma tête, que dans ma cervelle pleine de trous ça se tisse et se compose et qu’en bout de piste, maintes fois ça disparaisse, comme s’il fallait que je n’écrive qu’avec ce qui subsiste : du vent, des grains de sable, un peu d’eau pour la soif, quelques escarbilles, une part d’illusion comme d’aveuglement et deux, trois visages qui me hantent.
3Si je coiffe ce texte d’un long et si peu orthodoxe préambule, c’est qu’il m’importe de préciser combien cette biographie imaginaire sur Buies épouse ces préoccupations. Que j’invente de toutes pièces des personnages ou que j’œuvre à reconstituer une existence inscrite dans une époque et un cadre déterminés, l’humain, habité par sa quête, se tient sans cesse au plus vif de mes pensées. Avec un mélange de fascination et de perplexité, je m’évertue chaque fois à traduire ce qui le porte, l’anime et le fragilise. J’estime alors raconter une vie. Toutefois, je ne suis pas dupe, mon devoir de rigueur, mes efforts pour maîtriser un savoir-faire, ma volonté têtue de me tenir à proximité des préoccupations d’un homme, au plus près d’une sensibilité et même ma ferveur ne viendront guère à bout de l’essentiel désarroi qui nous habite tous et qui fait qu’inlassablement le sens comme la vérité nous échappent. Toute vie déborde ce qu’on en dit. Je n’ai jamais douté que de larges pans de l’histoire de Buies demeureraient pour moi obscurs ; j’allais inéluctablement ne livrer qu’une vision de son existence, la figure d’un polémiste, d’un écrivain, repensée par moi. Façon subjective de traduire une réalité.
4À l’évidence, je n’avancerai, ici, aucune théorie de la biographie, ni méthode ni modèle qui sache garantir que rien n’échappera au jugement de celui qui s’engage dans un travail de ce genre : ce serait non seulement dogmatique et affecté, mais fort éloigné des dispositions avec lesquelles je me suis engagée dans ce projet. Je ne suis ni biographe, ni historienne, je n’en ai pas l’âme et Radio-Canada, connaissant mon travail fictionnel – on avait antérieurement diffusé certaines de mes nouvelles et quelques fragments –, s’attendait à quelque chose d’autre. Il fallait capter l’intérêt du public pendant dix semaines, à raison de trente minutes chaque fois, à une période de grande écoute, en demeurant fidèle à un personnage de renom dont le parcours intellectuel exceptionnel méritait qu’on s’y attarde. Accessibilité d’une part et cap sur un contenu qui s’adresserait à l’intelligence de l’auditeur d’autre part. Défi qu’un métissage de fiction et d’essai pouvait, selon mon jugement, relever. J’allais écrire une prose qui n’épouserait pas les exigences d’un essai historique où l’objet aurait été étudié en suivant le fil des événements d’une vie, j’allais écrire une prose inventive qui tenterait d’englober le parcours et l’œuvre de Buies qui déjà me faisait rêver, qui à l’avance me donnait envie de me réfugier dans mes propres mots. Plaisir avoué de découvrir, de faire revivre, d’incarner la pensée d’un autre, jouissance tue de célébrer à ma façon le langage, d’en révéler l’invisible force.
5Ma tâche commençait, elle me prenait tout entière. Dans le silence et le recueillement de mon bureau, je m’approcherais d’un homme à dire vrai presque inconnu, animée par une curiosité et par le bonheur anticipé de me retrouver à toute heure du jour penchée sur ma table d’écriture. Une joie m’attendait et je n’étais plus seule. J’essayerais de comprendre Buies, de saisir autant l’héritage qu’il nous avait laissé que les préoccupations politiques, philosophiques de son époque.
6Si je suis arrivée neuve devant cet homme, il en fut de même à l’égard de l’entreprise biographique, à laquelle je devais d’un coup m’initier. Je n’ai voulu ni théoriser, ni conceptualiser, pressée par Radio-Canada et par les circonstances1 et stimulée aussi par la forte personnalité d’Arthur Buies qui insufflait une âme singulière à mon ouvrage. Cet homme m’a habitée. Il n’était guère question, par quelque cure miraculeuse, de m’en affranchir. Je me suis laissé séduire et, qui sait ?, détourner ; j’ai plongé dans un bouquin de Buies, puis dans un autre et, comme cela advient souvent avec les livres, j’ai glissé vers une sorte d’épiphanie, acte jubilatoire du lire et de l’écrire. Buies était partout. Lui et la lumière de ses mots enclose dans chaque page. Absolue présence de ses propos.
7J’écrivais Arthur Buies, chevalier errant presque en même temps que je lisais l’œuvre de cet écrivain, cela me semblait opposé aux règles. Je confiais à mon amoureux : « Ça écrit tout le temps ». Il souriait, il voyait bien que je lui étais infidèle, à la recherche d’une vérité qui se logeait peut-être chez un autre homme. Je me sentais déjà éprise sans que pourtant ne cesse de se répercuter en moi l’écho d’une préoccupation : intégrité documentaire, rigueur. Mon premier devoir était bel et bien de fouiller les archives et les livres pour additionner les preuves, nourrir mes considérations et lier les nombreux morceaux d’une vie fort remplie. Tout au long de cette aventure, j’allais m’y astreindre, soutenue entre autres par la dévotion que Buies entretenait face à son travail de réflexion et d’écriture, néanmoins conditionnée par ce que je portais et qui me rendait une lectrice unique. Incapable de faire fi de mes propres déterminants biologiques, psychologiques et historiques, j’ai inévitablement présenté un point de vue, une interprétation. Il est probable que, capturée par l’engouement pour mon sujet et par le pur plaisir d’écrire (qui ne va pas sans un zeste d’abandon), j’aie sombré dans quelques méprises. Cela avoué, j’ai rencontré quelqu’un. Cette assurance ouvre bien des avenues pour qui estime que « l’observation de soi (d’autrui et du monde) se fait toujours dans l’étonnement amoureux » (Bertrand, 2000 : 138). Voilà pourquoi aujourd’hui je puis relater les détours d’une relation avec un être de papier. Idylle livresque certes, non moins intense cependant.
8J’ai mis six mois à rédiger cette série de dix émissions de trente minutes, très peu de temps pour moi qui besogne lentement, trop peu pour lire presque tout ce qu’Arthur Buies avait écrit. J’ai plongé jour et nuit avec les excès dont je suis malheureusement capable dans des liasses de documents et du coup une voix s’est introduite dans ma tête, dans ma chair. Une longueur d’onde, un poids d’air. Le soir, lorsque je tentais en vain de trouver le sommeil, c’est ce timbre rond et chaud et fougueux, avec son déluge de phrases, qui me revenait en cascade. Et plus le temps passait, plus un homme me hantait, qui portait ombrage à ma propre voix.
9D’aussi loin que je recule, je me suis montrée sensible à la musique des mots, à leur consonance, à leur accord quand on les lit tout haut, au déferlement de sons et de sens qui percutent la gorge et la poitrine quand on les laisse remonter à la surface. J’écris au son ! Je veux que ça résonne. J’aime le grain d’un texte et sa lueur. Je crois important d’articuler singulièrement une langue, de se tenir debout près de soi, au seuil de sa demeure en anticipant le plaisir du verbe afin que se manifeste, en marge des prescriptions, des modes et des courants littéraires, un chant qui, remontant aux origines, les siennes, ne se contente pas d’imiter, mais tente de faire advenir une parole qui, à travers les influences, tient le pari de l’authenticité. Pourtant, je dois confesser que durant ce travail de lecture et d’écriture, une présence humaine enveloppait la mienne. Les procédés narratifs de Buies, ses stratégies langagières, le caractère de ce souffle-là venaient par moments travestir ma prose pour la couvrir peu à peu d’un voile lyrique dont je me savais capable, mais qui sous son charme s’engageait vers une forme d’introjection et de mimétisme. Prolifération d’images issues de la Voix vive. Aveux d’une filiation.
10Dans cet échange dynamique persistait quelque chose d’indéfinissable, de complexe, alors que je me tenais à l’écart, à cent lieues de la cacophonie du monde et que, délibérément, je faisais, au sens propre, silence, essayant de fabriquer du silencieux (l’écriture) à partir des phrases d’un autre qui ne cessaient de résonner, mais qui constituaient elles aussi un travail de mise en forme et d’interprétation, une vision du monde. Pratiques subjectives, terreau hasardeux. Je recensais les marques, les indices, les traces du fantôme, happée tel un écrivain qui œuvre en collaboration avec un artiste et qui espère rendre compte de la voix du peintre ou du sculpteur ou qui, mieux encore, accepte d’être le traducteur d’une œuvre qui le traverse et le renverse, et devant laquelle il sait pourtant qu’il ne saura jamais. Deuxième lecture qui se soude à la première sans la résoudre. Inéluctable brèche. Fusion des imaginaires, du langage et des hommes qui cherchent et qui errent, aux prises avec le mystère qui vient de la vie et qui lui est redonné.
11Je voulais saisir comment ces écrits retentissaient en moi, par quelle ingéniosité leur style s’imposait, s’imprimait comme une image à mon œil. Dans l’exercice de cette tâche, c’est l’univers mis en mots par cet écrivain et polémiste qui m’a intéressé, ce qu’il avait choisi de révéler, son regard, les détours de sa pensée, les angles d’approche, les motifs, certes, mais aussi l’alter ego, la respiration des écrits de Buies, l’originalité de leur ponctuation, la cadence, la syntaxe, les giclées de couleur, la musicalité d’une parole dont je subissais et l’influence et la force. Je me suis laissée capturer par la vitalité de ses modes d’expressions, par ce que je percevais être son besoin impératif de dire. Certaines séquences de l’existence de Buies, mises en tableau par lui-même, certaines de ses prises de positions, grâce à son sens du tragique et à ses envolées lyriques, ont été transmuées en œuvre artistique. Le langage tentait de livrer quelque chose qui le débordait et dès lors mon intérêt décuplait. Sa façon unique de traduire le réel, cette liberté en acte, cette indiscipline que j’ai rencontrées sont devenues de puissants déclencheurs. Fébrile, fertile liaison.
12Si je me suis sentie liée à cet homme, j’ai surtout souhaité lui être fidèle, glisser l’âme de Buies au cœur de mes mots. J’estimais fondamental non seulement de refléter l’essentiel de ses convictions, mais aussi de me tenir dans la justesse de l’émotion. Façon pour moi de mieux l’écouter, de me rapprocher du sens silencieux des choses. J’essayais de le suivre à la trace, en alerte, sensible aux portes qu’il m’ouvrait, jamais loin du lot des opinions émises, des expériences vécues. Très souvent, dans l’antre de mon bureau, je relisais à voix haute de larges passages de ses chroniques ou de sa correspondance dans lesquels son esprit sans entrave s’exprimait. Que m’était-il donné d’entendre à travers ses déclarations éloquentes, ses coups de gueule provocateurs et parfois ses dérives ? Était-ce colère, dépit ou peine ? Il y avait dans sa vie tellement de mots. Et des silences aussi. Quelque chose se jouait tout bas, que j’essayais d’atteindre.
13Qui était ce marcheur solitaire, ce bel errant qui me parlait, qui traînait dans son sac, sur son dos, les os d’une fragile planète ? Que pouvais-je raconter sans imposture de l’enfance de Buies, des fatigues, des joies et consolations ? Comment plonger dans l’univers de Buies sans le trahir, lui « possédé de l’amour des voyages, du nouveau, de l’inconnu, de l’envie démesurée d’accroître [son] fonds de connaissances2 » (Buies, 1993 : 7), pour reprendre littéralement sa formulation ? Que devais-je retracer du parcours entêté de ce laboureur d’immensité qui, s’étant frayé un passage au cœur de l’histoire, me touchait ? J’ai lu, dévorée par mille interrogations, réceptive toutefois, comme l’on cueille et se recueille. Il m’arrivait, certains jours, de me demander ce que pouvait bien faire cette parole dans mon existence sinon m’indiquer de la prendre à mon tour.
14Le rapport du biographe en train d’étudier un individu qui lui aussi a fait métier d’écrire devient troublant, nécessairement double. N’y décèle-t-on pas à la base la réciprocité du travail commun, mieux encore un semblable désir ? Volonté affichée, en plongeant dans la demeure des mots, d’appartenir au monde en exigeant de ce dernier qu’il offre un espace où porter le souffle. Désir d’une œuvre perçue comme un don qui néanmoins réclame une réponse, invite le lecteur. Je suis intervenue, à mon tour, à la table d’écriture avec cet autre en littérature, animée par l’intention que cette biographie fictive échappe à une transcription d’événements empiriques, pour dégager un texte qui, au delà de l’archivage et de la mise en ordre de faits chronologiques, tisse des liens, des réseaux thématiques et témoigne de nos préoccupations, à Buies comme à moi3, pour le langage certes, mais aussi pour l’échange, notre ultime conviction qu’une parole ne peut, ne doit rester sans écho. Écrire c’est tendre la main. Et s’il fut une parole qui appela l’autre, c’est bien celle de Buies.
15 Moment spectral de l’œuvre 4 où l’esprit des textes rime avec « connexion ouvrière » (Calle-Gruber, 1995 : 21). Loin d’isoler, cette avancée en solitude convoque. Grâce à Buies, j’allais créer autre chose et autrement. Belle et obscure complicité d’un travail en collaboration. Voilà que je répète ce présupposé ludique, quoique je puisse faire figure d’exaltée. Cependant, par quelle ruse me soustraire à ce possible jugement alors que je ne suis pas parvenue à concevoir Buies disparu tellement il a accompagné mon emploi du temps, tellement je me suis projetée dans les lieux où il avait vécu, tant la rencontre de sa descendance, que j’ai aimée et qui lui vouait un culte, m’a nourrie, tant la traversée de ses ouvrages ont fait du bruit en moi ? Comment imaginer cet homme absent alors qu’une partie de mon projet était précisément de lui donner une seconde destinée à l’aube de l’an 2000 ? Autant présumer qu’il se tenait tout près et que nous collaborions ! En effet, je supposais que Buies n’était jamais très éloigné de moi ; j’escomptais me sentir fière du boulot accompli s’il lui prenait l’envie de me lire ! Distorsion et scénario fusionnel susceptibles de choquer ceux qui croient en un travail neutre, impartial, proposition insane, notera-t-on ; joli surmoi pourtant qui, s’il m’inquiétait, étrangement me donnait aussi le goût de me dépasser. Étonnant exercice que celui du travail de biographe auquel je me prêtais avec quelques ambitions…
16Je désirais tracer le portrait d’une figure, d’un personnage historique, je souhaitais rendre compte aussi d’un discours qui avait laissé des traces significatives au sein de notre culture, traduire une parole qui émergeait d’une époque révolue et évoquer de quelle manière, dans notre monde, elle pouvait encore résonner, sous quels angles une femme d’aujourd’hui l’interprétait. Pour ce faire, j’ai d’abord respecté les documents de Buies, que j’ai lus, relus, triés, annotés, rassemblés. L’idée de dessiner un portrait les yeux grands ouverts, penchée vers ce qui existait ou du moins sur ce qui m’avait semblé exister, me préoccupait. Mais pour les besoins du scénario projeté, j’ai également créé, de toutes pièces, un temps présent avec sa part de projections imaginaires. Plus encore, j’ai fait réapparaître Buies à notre époque, en lui permettant de discourir sur des sujets qui au XIXe siècle lui tenaient à cœur. Pure fantaisie que j’ai jugée nécessaire et qui, dès lors, réintroduisit quantité de possibilités interprétatives et me rappela, hors de tout doute, que ce travail que j’étais à réaliser appartenait à un genre contaminé, en équilibre sur la frontière poreuse de l’essai et de la fiction.
17 Un jour, comme il se devait, on m’a demandé quelles transformations j’avais dû faire subir à la personnalité d’Arthur Buies pour l’adapter à l’univers fictionnel. Question troublante… Présomptueusement, j’estime avoir décrit le vrai Arthur Buies, tant je crois l’avoir senti, tant il m’est apparu, dès le début, personnage avec son unicité, ses traits distinctifs, apte à être présenté tel quel. S’il fallait que les circonstances me permettent de croiser un Arthur Buies différent de celui que j’ai eu l’audace de décrire, j’avouerais sans ambages ma déconvenue. Le seul Arthur Buies qui existe, c’est le mien !
18Ce qu’il faut lire ici, à vrai dire, c’est ma tentative de désigner les bouleversements d’une conquête. Buies fut pour moi un merveilleux sujet poétique. J’ai voulu brosser le tableau d’un homme d’exception tout droit sorti du passé, j’ai voulu reconstituer sa personnalité, glisser son âme dans des scènes quotidiennes et actuelles ; je me suis retrouvée au milieu d’un espace précaire nécessairement marqué par l’affectivité et par l’impact qu’avaient sur moi les événements en cours en 1996 au Québec. Dès lors, Arthur Buies s’affirmait comme objet de fiction, et ma démarche allait au fil des pages se soumettre encore davantage à des considérations discursives.
19Pour créer une histoire, j’ai volé une vie que j’ai observée sous une certaine lumière. J’ai joint des fragments de cette existence dans une forme que je souhaitais littéraire, quitte à ce que mes mots s’arriment plus ou moins au réel, pris dans le mouvement même de l’écriture.
20Je suis venue auprès de quelqu’un, j’ai partagé une subjectivité, une intimité, mais également une soif d’authenticité ; une façon de voir et de penser raisonneuse, mais aussi une manière libre, audacieuse de porter le souffle. J’ai traversé une écriture emportée. J’ai écrit sous son emprise, voyeuse, porteuse d’une mémoire, espionne d’un espace de la confidence. Et avant tout, j’ai fabriqué des fantômes avec une parole qui avait utilisé – ce qui n’est pas négligeable – ses propres mécanismes imaginaires pour se mettre au monde. Buies avait déjà composé sa vérité ; du coup je fus jetée dans la vaste et troublante incertitude, cette douleur de ne pas savoir, de se tenir dans la grâce d’un visage et dans le vertige de ne jamais en saisir la profondeur. Il avait mis en scène, comme tous ceux qui écrivent, sa dramaturgie personnelle, décalage entre le fait vécu, le témoignage et la transcription, moment où la réalité meurt au profit du leurre, beau et inévitable mensonge des processus symboliques.
21Nous sommes tous des êtres de fiction. Il m’amuse d’engager le jeu un peu plus loin, de supposer qu’à l’aune de certains phénomènes littéraires on pourrait appréhender les chroniques de Buies sous le mode de l’autofiction ou du moins de l’orchestration d’une certaine représentation de lui-même. Mais cela constituerait l’objet d’un autre texte de réflexion ; je préfère à cette étape mettre l’accent sur ce singulier travail de construction auquel je me suis adonnée : pour composer une histoire de Buies, j’ai lu la sienne. J’ai produit du discours à partir de traces laissées par un auteur, documents qui ont pris leur origine dans le puits des mots et des phrases d’un être passionné. Ses sens du spectacle comme du tragique ont dû donner lieu, à tout le moins, à d’involontaires travestissements susceptibles de colorer et ses commentaires et la vision de son existence. Déplacements qui se sont répercutés dans mon travail. Le pacte d’un récit transparent en ligne droite avec le vrai Arthur Buies venait de s’évanouir. Et l’écriture – la sienne, la mienne – a suivi, celle-là même qui, opérant tel un rapt, toujours transporte et déporte. « Le neutre n’est jamais neutre, [mais] ressaisi par la fascination » (Baudrillard, 1979 : 67). De fait, avouons que si j’avais un jour véritablement lié connaissance avec Buies, j’aurais, réflexe humain, agencé, structuré impressions et souvenirs pour les livrer selon une vraisemblance, tellement sans cesse, et souvent bien malgré nous, nous aménageons le réel.
22Écrire est le métier du sens perdu, la route à tâtons entre mots et silence, entre passé obscur et suite sans réponses. Pour s’y adonner, il faut accepter de s’égarer. Ai-je erré ? Nécessairement. Nomade dans cette œuvre, dans cet héritage transmis. Bien que ma volonté de restituer de larges pans de la biographie de Buies se soit doublée d’une recherche aussi méthodique que possible, j’ai été délicieusement éblouie, ma quête de lucidité perdue entre autres dans l’engouement pour mon sujet. Si, du début à la fin du processus, je me suis sentie préoccupée par une responsabilité éthique, incontournable lorsqu’on s’attaque à un tel travail, j’ai fait le deuil d’un idéal du discours biographique sans parti pris. L’écriture est toujours et sans cesse en dessous des rêves qui la portent.
23Résumons : inviolabilité imprescriptible de la biographie d’un côté – question de principe – mais droit, d’autre part, à la transposition ou encore à une certaine invention, à tout le moins à un bon usage de l’imaginaire et à un travail d’écriture qui se mesure inéluctablement – belle et heureuse nécessité – à des questions d’esthétisme et d’expérimentation verbale qui envoûtent souvent d’abord le sujet qui écrit. Puis peu à peu, désireuse de me tenir du côté du cœur et de la poésie, j’ai, en prêtant l’oreille à Buies, griffonné sur le papier deux, trois confidences, comme si j’arrivais au bout de l’abandon.
24La lecture d’Arthur Buies, chevalier errant révèle, en effet, quelques-unes de mes dérives littéraires ; elle permet de repérer certains de mes biographèmes, les secrets de ma propre vie enfouis sous le récit de Buies. Aveu gênant ? Non, puisque délibérés sont ces moments où je me suis octroyé quelques écarts, mes errances à moi, mes insoumissions en écho à celles de Buies. Fuites et petites impostures formelles que mes éditeurs et moi aurions pu gommer, mais qui, en substance, sont demeurées là, bien visibles dans les espaces tant radiophonique que textuel. À vrai dire, n’y a-t-il pas toujours, derrière le sujet mis au jour, la voix de celui qui en parle, la vérité de celui qui écrit ? « Modestie ostentatoire du chercheur biographe » (Delerm, 2005 : 111) qui se cache et s’affiche derrière l’objet de sa recherche. Oui ! des fragments de mon histoire personnelle se dissimulent dans les pages d’Arthur Buies chevalier errant comme si écrire sur cet homme avait ouvert un espace de dévoilement, comme si chercher la vérité d’un être nous mettait en quête de la nôtre.
25Paradoxalement, j’ai aussi noté, dans cette biographie imaginaire, avoir les mots de Buies plein la bouche5. Pire, ma voix s’émoussait, de jour en jour celle de mon sujet faisait tant de vacarme que, à la fin, je n’ai plus trop su ce qui appartenait à l’un ou à l’autre6. Le tonus de cet homme, la puissance de ses mots, sa musique m’ont traversée. Je juge n’avoir jamais écrit aussi librement.
26Vacarme du style et de la coïncidence tel que le formulent les poètes ? Géométrie surprenante des destinées qui se croisent, se touchent, ajouterais-je. Je suis effectivement passée par là, un jour, me suis-je avoué par moments, avec tout ce que cela suppose. J’ai présenté un Buies fiévreux ; il me semblait que je savais de quoi il retournait. Lorsque je racontais son angoisse dans une chambre de San Francisco, cela résonnait encore pour moi. Les jours où il peinait au-dessus de ses phrases en convoitant un public qui lui résistait, j’ai cru le – me – reconnaître. Était-ce Arthur Buies qui me ressemblait ? Était-ce moi qui m’apparentais à lui ? Avais-je perdu la juste distance ou avais-je choisi par un quelconque hasard un sujet qui me collait à la peau ? Et si ce n’était rien de tout cela, mais uniquement la belle et inouïe complicité d’un travail en collaboration ? L’ultime résonance de nos expériences…
27Dans l’encre, j’aime raconter nos vies, nos vies au fond si semblables, qui se parlent, se heurtent. J’ambitionne de mettre au jour ce que l’Homme conserve secret. L’idée de nos âmes qui se fraient un passage dans les grottes m’émeut. Je ne cesse de vouloir exprimer cette vérité-là : nos âmes chercheuses sur les lisières fragiles du temps. Nous sommes d’étonnantes créatures, des sans-papiers au dénouement obscur, les mains dans des poches trouées, nous construisons des milliers de petits abris pour loger nos détresses-cathédrales. J’ai lu Buies remuée par cette préoccupation, elle a teinté ma façon de le présenter. On écrit avec ce que l’on porte.
28Buies m’a séduite. Buies, le polémiste, l’écrivain avec sa plume haute en couleurs, l’homme intense, plein de paradoxes et de contradictions, aussi troublant dans son impétuosité que dans son errance. Buies, le chevalier errant, comme il le nota lui-même sur sa carte d’affaires. Quelle fabuleuse prise il m’a offerte à ce moment-là !
29Chevalier, grand justicier, tel un Don Quichotte, il va de par le monde avec armes et bagages redresser les torts. Vivre, pour lui, c’est refaire le monde. Apôtre du progrès, ennemi de la routine, Buies s’octroie des missions. Pamphlétaire, assoiffé de liberté, il témoigne du désir d’infléchir le cours des événements. Sans demi-teintes, ni demi-mesures, il conteste les pouvoirs établis, les états de clôture, refuse qu’un peuple soit maintenu dans l’ignorance. Il tente de pulvériser les horizons étroits de toute une majorité certaine d’être née pour le petit.
30Écrire est si souvent une arme pour lutter, pour déplacer les impasses ; en ce sens, l’engagement politique de Buies me semble incontestable. Bien sûr, à l’époque, on le traite d’exalté ; il est ardent, véhément, tourmenté. Bien sûr, son exubérance et ce que l’on a nommé ses boutades démesurées le desservent ; toutefois n’est-ce pas l’enthousiasme qui séduit ? Je préfère garder en mémoire l’image d’un être audacieux qui teinte d’une douce folie ses idéaux et indique les avenues où s’épanouir. Si cette quête, ces excès m’ont vivement touchée, il en va de même pour ce Buies qui chemine inquiet, qui voyage, erre, peine, s’égare, qui s’enflamme et se désillusionne, qui se sent en détresse et l’avoue, cet Arthur Buies avec sa part d’ombre, aux prises avec les plus exigeantes figures de sa vulnérabilité. Ces deux pôles ont influencé ma lecture ; partout j’ai recensé et les empreintes du chevalier et celles de l’errant. Cette voie m’apparaissait féconde.
31Pour découvrir une issue à leur sensibilité, pour retrouver un souffle dans le chaos, l’écrivain et l’artiste créent. Buies n’y échappe pas. J’ai apprivoisé sa vie, plongé dans son univers ; sa force comme sa fragilité m’ont ébranlée. J’ai eu l’impression de savoir par cœur Buies. Je crois que c’est un peu ça, j’ai appris par le cœur et cette relation tissée dans l’absolu a transmis des accents particuliers à cette biographie imaginaire. C’est fou ce que le cœur peut faire.
Notes
1 J’avais présenté un projet à Radio-Canada pour souligner les 300 ans de Rimouski, nous étions à quelques mois des festivités.
2 Cette citation de Buies est tirée d’un fragment non daté d’un fonds privé.
3 Ici même, me relisant, je constate un péché d’interprétation sur lequel se fonde la trajectoire d’écriture de cette biographie imaginaire. Délibérément je conserve ce commentaire tant il me semble mettre en lumière la symbiose.
4 Je fais ici allusion au titre d’un texte de Mireille Calle-Gruber, « Le double registre ou Le moment spectral de l’œuvre d’art » (1995).
5 Cependant, je considère que le lecteur peut observer où s’arrête le fait établi par les documents et où commence l’invention toujours enracinée dans le présent. Les réflexions de Buies quand il plonge dans son passé et se le remémore sont tirées de ses écrits, ce sont ses phrases ; je pense m’être montrée rigoureuse à ce sujet.
6 Je tiens à préciser ici que la fin du livre m’apparaît à cet égard révélatrice. Il s’agit d’une lettre fictive de Buies qui commente un spectacle littéraire qu’à la vérité j’ai mis en scène au Musée de Rimouski quelques mois après l’écriture de cette biographie. À la fin de la lettre, je prends la parole puis nos deux voix meurent au profit d’une troisième, celle de Paul Dupuis, comédien, qui, à une certaine époque, incarna le personnage de Buies dans les Belles histoires des pays d’en haut.
Bibliographie
BAUDRILLARD, Jean (1979), De la séduction, Paris, Galilée.
BERTRAND, Pierre (2000), Éloge de la fragilité, Montréal, Liber.
BUIES, Arthur (1993), Chroniques II, édition critique par Francis Parmentier, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Bibliothèque du Nouveau Monde).
CALLE-GRUBER, Mireille (1995), « Le double registre ou Le moment spectral de l’œuvre d’art », Trois, vol. 10, no 3 (printemps-été), p. 21-29.
DELERM, Philippe (2005), La bulle de Tiepolo, Paris, Gallimard (Folio).
MORISSET, Micheline (2000), Arthur Buies, chevalier errant, Québec, Éditions Nota bene.