Andrée Mercier
Présentation
1 Le roman contemporain en a-t-il fini avec la vraisemblance ? La véridiction l’a-t-elle évincée à la faveur de l’engouement pour la littérature de témoignage qui entend explorer, à travers l’autofiction notamment, les limites et les stratégies de mise en discours du vrai ? A-t-elle même survécu à l’héritage réaliste qui lui a préféré la notion d’effet de réel ? Après tout, Todorov ne constatait-il pas, il y a près de quarante ans, que le « concept de vraisemblable n’est plus à la mode » (Todorov, 1971 : 93) ? Est-elle encore apte à désigner un rapport à la fiction nourri des expérimentations formelles et des diverses affirmations théoriques et esthétiques qui ont ponctué le vingtième siècle ?
2Si l’on en croit de nombreux romans contemporains, la vraisemblance n’a pas quitté l’imaginaire et les pratiques romanesques. Plusieurs, en effet, proposent une problématisation explicite de la vraisemblance, par des entorses patentes et signalées comme telles, alors que d’autres thématisent avec insistance ou plus subtilement la notion et ses enjeux. L’histoire de Pi de Yann Martel (2003) repose sur un renversement final qui détruit d’un coup la crédibilité habilement construite d’un récit, celui de la dérive en mer d’un jeune homme avec un tigre du Bengale durant 227 jours. Mirror Lake d’Andrée A. Michaud (2006) raconte la singulière histoire d’un homme qui émerge de comas successifs l’amenant chaque fois à changer d’identité avec son voisin, en un effet de miroir et de spirale, ponctué d’invitations à croire à la vraisemblance de la fiction. Un an de Jean Echenoz (1997), en dépit de l’omniscience de la narration, aboutit à un coup de théâtre où le personnage que l’on croyait mort est bien vivant et, à l’inverse, où l’ami rencontré à quelques reprises serait mort depuis le début. Chaque roman rappelle que, bien au-delà du strict rapport au réel, la vraisemblance demeure la prérogative du roman dans la mesure où elle construit l’adhésion du lecteur à l’univers fictionnel proposé.
3Le discours critique, de son côté, a exploré tout un réseau de notions auquel s’articule la vraisemblance (fiction, véridiction, pacte de lecture, horizon d’attente, effet de réel, etc.) et qui en enrichit la saisie. Il a aussi poursuivi l’examen historique et théorique de la notion elle-même. Le dossier récent de la Revue des sciences humaines (« Vrai et vraisemblable », no 280, 2005) ajoute ainsi une contribution substantielle à une série de travaux qui, de Gérard Genette (« Vraisemblance et motivation », 1979) à Cécile Cavillac (« Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », 1995), en passant par Fiona McIntosh (La vraisemblance narrative, 2002) et d’autres encore, offrent à la réflexion de bonnes assises et des pistes stimulantes. Le cas de l’autofiction, que l’on pense aux travaux de Philippe Gasparini (2004, 2008) et de Vincent Colonna (2004), relance par ailleurs la question, la tension entretenue entre vraisemblance et invraisemblance se trouvant au cœur d’un pacte de lecture et d’une figure d’auteur résolument ambigus.
4Ce dossier de la revue temps zéro entend aborder le vaste territoire du roman contemporain, sous l’angle de la vraisemblance et de sa fonction première, celle de l’adhésion à la fiction1. Cinq études, précédées d’une brève mise en place historique et théorique, permettent de faire émerger des types, des effets et des procédés singuliers qui renvoient tous au pacte d’illusion consentie observé dans diverses perspectives : pragmatique, poétique et parfois même éthique.
5L’article de Phillip Schube Coquereau trouve dans le roman d’Antoine Bello, Les falsificateurs (2007), une intrigue qui convoque d’emblée le phénomène du storytelling, c’est-à-dire du récit utilisé comme instrument de manipulation dans différentes sphères de la société. La vraisemblance voit ici son aspect performatif littéralement mis en scène. Une mystérieuse corporation – le Consortium de Falsification du Réel – cherche à introduire des « réalités » nouvelles susceptibles de modifier, parfois même à rebours, le cours de l’histoire. La vraisemblance, dès lors, devient absolument essentielle pour rendre crédibles les scénarios de falsification imaginés et voit ses grands principes enseignés lors de séminaires offerts aux nouveaux agents de la corporation. Le roman de Bello, en thématisant la vraisemblance et ses enjeux, permet de distinguer les modalités d’adhésion au réel et à la fiction et d’interroger la propension à croire.
6 Frances Fortier s’intéresse également à l’aspect performatif de la vraisemblance, cette fois dans des romans qui cherchent à accréditer leur fiction (par le recours principalement à l’érudition et à la figure du document), tout en déconstruisant les procédés et conventions d’adhésion. Dans Si Dieu existe d’Alain Nadaud (2007) et Un homme défait de Roger Magini (1995), la vraisemblance montre sa dimension argumentative, elle qui vise à convaincre, au moyen de preuves et de raisonnements, de la non existence de Dieu ou de l’existence du diable. Paradoxalement, elle se trouve aussi « dégagé[e] du rapport au référent », dans la mesure où il s’agit moins de faire croire en l’existence des « faits » racontés, que de faire croire en l’autorité du narrateur et de son récit. La vraisemblance apparaît ainsi plus fondamentalement engagée du côté de l’énonciation.
7C’est par le biais des coïncidences que Christine Otis aborde la réflexion sur la vraisemblance. Définie par son caractère imprévisible et, donc, improbable, la coïncidence relève, à première vue, essentiellement de l’invraisemblable ; à plus forte raison quand elle foisonne comme dans les romans Nikolski de Nicolas Dickner (2005) et La Kermesse de Daniel Poliquin (2006). L’étude distingue toutefois deux mouvements contraires à l’œuvre dans les romans retenus : un côté spectaculaire par lequel le roman vient se situer en marge d’une esthétique réaliste mais aussi une vraisemblance interne créée par la mise en intrigue. La vraisemblance, soumise à l’épreuve de la coïncidence, montre ainsi un lien étroit avec l’artifice, la cohérence et la quête de sens. Elle participe aussi d’un romanesque assumé et malléable.
8Dans son étude du récit d’Éric Chevillard, Démolir Nisard (2006), Nicolas Xanthos présente une fiction qui va beaucoup plus loin dans la défamiliarisation et qui demande de concevoir une nouvelle vraisemblance en dehors des conventions du romanesque, aussi bien traditionnel que revu par le Nouveau roman et le contemporain. Territoire de règles et de possibles, la vraisemblance, d’un point de vue pragmatique, ne se limite pas strictement à actualiser un horizon d’attente déjà là. Au fil du temps et des esthétiques, elle est amenée à bouger et à voir se modifier les conventions ou, plus justement, l’architecture de critères et de composantes qui la constituent. Démolir Nisard radicalise toutefois ce potentiel de transformation poétique, à comprendre comme un appel vers une autre vraisemblance plus spécifique et non pas comme un refus.
9À l’inverse de Chevillard, les romans retenus par Francis Langevin jouent plutôt de l’évidence. Sissy, c’est moi (1998), de Patrick Lapeyre, et Ravel (2006), de Jean Echenoz, ne cherchent ni à déconstruire la vraisemblance ni à s’en servir pour susciter l’adhésion à leur fiction. Ils partagent plutôt une même attitude narratoriale : la connivence, fondée sur un partage de l’évidence. Au rythme des expressions du type « bien entendu », « on devine la suite » ou « évidemment », la narration ne ressent pas le besoin de faire-croire, mais table plutôt sur une vraisemblance qui, ironiquement, va de soi. De cette façon, les deux romans exhibent la conventionalité et la facticité des présupposés génériques, axiologiques ou esthétiques qui fondent la vraisemblance ; présupposés qui, malgré le propos du narrateur, se trouvent bel et bien travestis. Le lecteur se voit ainsi inclus dans un espace d’échange et de jeu appelé par l’attitude « négligente » du narrateur.
Notes
1 Ce dossier a été préparé par une équipe subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Le projet « Autorité narrative et vraisemblance dans le roman contemporain » est dirigé par Frances Fortier de l’Université du Québec à Rimouski et Andrée Mercier de l’Université Laval, toutes deux membres du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises.
Bibliographie
BELLO, Antoine (2007), Les falsificateurs, Paris, Gallimard.
CAVILLAC, Cécile (1995), « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », Poétique, no 101, p. 23-46.
CHEVILLARD, Éric (2006), Démolir Nisard, Paris, Éditions de Minuit.
COLONNA, Vincent (2004), Autofiction et autres mythomanies littéraires, Auch, Éditions Tristam.
DICKNER, Nicolas (2005), Nikolski, Québec, Alto.
ECHENOZ, Jean (1997), Un an, Paris, Éditions de Minuit.
ECHENOZ, Jean (2006), Ravel, Paris, Éditions de Minuit.
GASPARINI, Philippe (2004), Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil (Poétique).
GASPARINI, Philippe (2008), Autofiction. Une aventure du langage, Paris, Éditions du Seuil (Poétique).
GENETTE, Gérard (1979), « Vraisemblance et motivation », dans Figures II, Paris, Éditions du Seuil (Points, no 106), p. 71-99.
LAPEYRE, Patrick (1998), Sissy, c’est moi, Paris, P.O.L.
LE BOZEC, Yves (2005), dossier « Le vrai et le vraisemblable. Rhétorique et poétique », Revue des sciences humaines, no 280 (octobre-décembre).
MAGINI, Roger (1995), Un homme défait, Montréal, Les herbes rouges.
MARTEL, Yann (2003), L’histoire de Pi, traduit par Nicole et Émile Martel, Montréal, XYZ éditeur.
McINTOSH, Fiona (2002), La vraisemblance narrative. Walter Scott, Barbey d’Aurevilly, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
MICHAUD, Andrée A. (2006), Mirror Lake, Montréal, Québec Amérique.
NADAUD, Alain (2007), Si Dieu existe, Paris, Albin Michel.
POLIQUIN, Daniel (2006), La Kermesse, Montréal, Boréal.
TODOROV, Tzvetan (1971), « Introduction au vraisemblable », dans Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), p. 92-99.