Alain Schaffner

Le romanesque dans la trilogie d’Hortense de Jacques Roubaud

1 Mathématicien de formation et membre de l’Oulipo depuis 1966, Jacques Roubaud se détourne de la poésie après la mort de sa femme Alix en 19831. Dans une trilogie de romans fantaisistes consacrés à une belle héroïne appelée Hortense, l’écrivain rend alors hommage à ses aînés et amis Queneau, mort en 1976, et Perec, mort en 1983. La belle Hortense et L’enlèvement d’Hortense sont publiés chez Ramsay, respectivement en 1985 et 1987 tandis que L’exil d’Hortense est publié en 1990 chez Seghers2. Jacques Roubaud présentait ces trois romans comme les trois premiers volumes d’une série de six, dont trois manquent toujours à l’appel, et ne seront probablement jamais écrits. Dans un entretien avec Florence Delay, il classe ces romans dans « la prose de divertissement […] inoffensive », autrement appelée « prose anglomane sous contrainte oulipienne ». L’écriture de la série des Hortense est pour lui une « détente » qui compense « l’autre travail […] assez lourd émotionnellement du Grand incendie de Londres » (en six volumes également, qu’il ne commencera à publier qu’en 1989)3 (Delay, 1993 : 20).

2Jacques Roubaud affirme dans La boucle (1993) être un lecteur assidu des romans de Victor Hugo et plus encore de ceux de Walter Scott, sans compter Les aventures de Rocambole de Ponson du Terrail. À propos de La belle Hortense, Jacques Bens regrette que l’on ait parlé surtout du livre de Jacques Roubaud en insistant sur ses procédés formels de fabrication : « Car un roman, c’est avant tout le récit d’une action qui met en relation des lieux, des personnages et des événements » (Bens, 1985 : 11). Roubaud recourt en effet à bon nombre des ficelles traditionnelles du romanesque au service du plaisir du lecteur. Quelle est la signification de sa démarche, de ce retour à un romanesque « positif » dans les années 1980, au moment où l’on assiste à ce que l’on a pu baptiser, peut-être improprement, le retour du romanesque ?

Le « romanesque de la contrainte »

3La question essentielle du rapport entre la lourdeur des contraintes et l’intérêt pris à la lecture est clairement tranchée chez Roubaud. Certes, « un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte » (selon le « principe de Roubaud »), mais « la géométrie n’est pas absolument indispensable à la saisie des données de cette histoire » (EH : 49).

4Roubaud lui-même, dans sa « Préparation d’un portrait formel de Georges Perec », analyse le recours aux contraintes comme traduisant la nostalgie du « roman mégalomane, boulimique, universel, paralysant du XIXe siècle » (Roubaud, 1979 : 59) ; et il considère la contrainte, dans un article du Magazine littéraire consacré à Perec, comme un « remède à la mélancolie » (Roubaud, 1993 : 66) que cet état de choses suscite. Dans ses « Notes sur ce que je cherche », publiées après sa mort dans Penser/Classer en 1985, Georges Perec déterminait en effet quatre orientations fondamentales de son œuvre. Les trois premières sont les interrogations « sociologique » (« le monde qui m’entoure »), « autobiographique » (« ma propre histoire ») et « ludique » (« le langage »). « La quatrième, enfin, concerne le romanesque, le goût des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit ; La vie mode d’emploi en est l’exemple type » (Perec, [1985] 2003 : 10). Christelle Reggiani, dans « Le romanesque de la contrainte », considère que « le romanesque perecquien […] est, de manière affichée, un romanesque des origines, qui ne méprise pas les ressources antiques des enlèvements, des pirates et des naufrages, même si celles-ci ne furent vraisemblablement connues que par ouï-dire ». Elle émet alors « l’hypothèse que l’intervention de contraintes d’écriture peut être comprise comme un moyen de faire revenir le romanesque dans le roman » (Reggiani, 2004 : 243, 235).

La contrainte, en effet, maintient dans la prose un arbitraire, celui de ses prescriptions : ce faisant, elle permet à l’écrivain de conserver la richesse des possibles romanesques en transformant leur contingence en une nécessité de l’écriture. C’est autrement dit l’arbitraire de la contrainte, qui se présente par définition comme une décision de l’écrivain antérieure au travail d’écriture, qui légitime l’accès à la matière romanesque, en la dissociant de toute idée de gratuité. […] Ce romanesque de la contrainte est bien davantage fondé sur l’intrigue que sur le héros, le discrédit des « psychologies » de papier reposant sur une naïveté ontologique qui le rend apparemment beaucoup moins aisément récupérable (Reggiani, 2004 : 235).

5Dans le sixième chapitre de son livre sur la trilogie d’Hortense, Christophe Reig (2006) s’efforce de découvrir les règles d’un cahier des charges révélé au public : usage de la sextine4, utilisation des nombres de Queneau, emploi de suites mathématiques (suite de Fibonacci), usage du nombre d’or, etc. Tout cela reste évidemment de l’ordre de l’hypothèse, avec le risque toujours possible du clinamen (le défaut, ou l’absence de respect, de la contrainte), voire de la contrainte « canada dry », comme disent les oulipiens. Quoi qu’il en soit, la contrainte nous intéresse surtout ici pour les effets que sa présence (supposée) produit : des effets de libération de l’imaginaire. Même si la contrainte est impossible à déceler, si ce n’est par un lecteur très savant, et même si elle n’existe pas, elle ouvre à nouveau en grand les portes du romanesque au romancier et au lecteur. Comme le dit Jacques Roubaud :

Dans mon intention, en écrivant ces romans-là, le déchiffrement n’était qu’une possibilité parmi d’autres. De toute façon, un aspect fondamental de la grande forme du roman, qui est pour moi la plus grande des formes littéraires, c’est qu’il est fait pour être lu une fois. Toute lecture est subordonnée à la première lecture et dans cette lecture on ne déchiffre pas. Les Hortense s’adressent donc d’abord à un lecteur qui va lire sans déchiffrer (Collectif, 1999 : 215).

6La « prose anglomane » de Roubaud reprend ainsi la matière la plus romanesque de l’histoire du roman pour en faire sa matière première.

Aspects du romanesque dans la trilogie d’Hortense

7 Dans le Vocabulaire d’esthétique d’Étienne Souriau, Anne Souriau, qui réserve à la notion une entrée spécifique, fait reposer le « romanesque » sur trois critères essentiels :

1) La prédominance de l’affectif ; l’intensité et la noblesse des sentiments ; le grand rôle de l’amour, mais aussi de l’amitié et de quelques autres attachés à un idéal ;

2) La densité des événements, et la mise entre parenthèses du répétitif et du quotidien ;

3) La fréquence des extrêmes et des purs (le très beau et le très laid, le sublime et l’infâme) par rapport au mixte et au neutre (Souriau, [1990] 1999 : 1245).

8 Dans une synthèse plus récente, Jean-Marie Schaeffer reprend ces trois traits et les complète par un quatrième :

1. L’importance accordée dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestations les plus absolus et extrêmes. […]

2. La représentation des typologies actantielles, physiques et morales par leurs extrêmes, du côté du pôle positif comme du côté du pôle négatif. […]

3. La saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie. […]

4. Un quatrième trait concerne ce qu’on pourrait appeler la particularité mimétique du romanesque, à savoir le fait qu’il se présente comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur5 (Schaeffer, 2004).

9Il faut tout de suite ajouter que la répartition de ces critères peut être variable et que rien n’indique s’ils doivent absolument être tous présents simultanément ni dans quelles proportions6. Notons, enfin, qu'Albert Thibaudet, dans un article de 1919, distinguait ainsi un romanesque masculin d’aventures et un romanesque féminin de la rêverie amoureuse7 (Thibaudet, 1919). Voyons ce qui en subsiste dans les romans de Roubaud.

10 1/« 2) La densité des événements , et la mise entre parenthèses du répétitif et du quotidien » (Souriau) ; « 3. La saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie  » (Schaeffer)
La poursuite par l’inspecteur Blognard, dans La belle Hortense, de la Terreur des Quincailliers qui sème la panique dans le quartier, forme la trame policière de l’aventure tandis que les amours d’Hortense avec Morgan (qui n’est autre que le prince Poldève Gormanskoï) ouvrent une autre ligne d’intrigue, disons amoureuse. Une troisième est constituée par les aventures animales du chat Alexandre Vladimirovitch, lui aussi Poldève, et de différents autres chats. L’enlèvement d’Hortense voit se succéder l’assassinat mystérieux du chien Balbastre et l’enlèvement d’Hortense, qui donne son titre au roman, par le ténébreux K’manoroïgs, ennemi mortel de Gormanskoï. Enfin, L’exil d’Hortense raconte les aventures de l’héroïne en Poldévie, hexarchie dirigée par six princes parfaitement identiques. Le premier chapitre s’intitule « Introduction au trépidant récit des aventures » et le dernier, « Classique arrachement mélancolique aux beautés d’un roman qui s’achève ». La dimension policière de l’intrigue tend à se diluer un peu dans ce dernier volume au profit d’un romanesque de la péripétie. Le roman s’achève par cette promesse d’extensibilité indéfinie, caractéristique du romanesque (roman picaresque ou roman feuilleton). Hortense vient d’échapper à Augre (autre nom de K’manoroïgs), son ravisseur : « (Seront-ils rejoints et capturés, échapperont-ils ? Vous le saurez en lisant la suite de ces aventures dans Lady Hortense ; le Lecteur n’a pas encore rejoint l’Auteur, vlan !). Et c’est la fin finale » (ExH : 257).

11La saturation de la diégèse n’implique aucunement toutefois la renonciation au quotidien, très présent dans le roman par effet de contraste (voir en particulier, dans La belle Hortense, le fameux chapitre 10 intitulé « La bibliothèque », et, entre autres, la description de la chambre de Carlotta dans L’enlèvement d’Hortense).

12 2/« 3)  La fréquence des extrêmes et des purs (le très beau et le très laid, le sublime et l’infâme) par rapport au mixte et au neutre (Souriau) » ; « 2. La représentation des typologies actantielles, physiques et morales par leurs extrêmes, du côté pôle positif comme du côté pôle négatif  » (Schaeffer)
Le récit tourne autour d’une héroïne naïve, ingénue et même un peu gourde, mais d’une très grande beauté (« ma belle héroïne qui a toutes les qualités physiques et morales d’une héroïne jeune et belle » [EH : 37]). Le narrateur nous la présente souvent au bain et décrit à plaisir ses perfections physiques, notamment ses fesses « parfaitement parfaites ». Il en tombe amoureux et finit par l’épouser. Les personnages sont stéréotypés : les princes beaux, nobles et bons, ou noirs et pervers, comme K’manoroïgs ou Augre (dont le nom est évocateur).

Du monde 1, le monde du vrai, du beau, du bon, le monde du fiancé d’Hortense, le prince Airt’n, dont la couleur est le rouge, dont les pièces d’or de une guinée poldève ont leur chiffre gratté légèrement pour apparaître comme un « i », un rien peut faire basculer dans le monde mauvais, démoniaque, le monde du prince Augre, le convoiteur d’Hortense, entre les mains duquel, en changeant de monde par le franchissement d’une grille, elle est tombée. Sa couleur est le bleu, la pluie bénéfique y cède à un ricanant soleil […] (ExH : 99).

13 Le roman ne cesse de jouer avec les topoï romanesques les plus éculés, en particulier ceux du roman gothique, soulignés à plaisir par l’auteur : enlèvement, viol évité de justesse, libération inespérée, etc.

14 3/ «  1) La prédominance de l’affectif  ; l’intensité et la noblesse des sentiments ; le grand rôle de l’amour, mais aussi de l’amitié et de quelques autres attachés à un idéal » (Souriau) ; « 1. L’importance accordée dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestations les plus absolus et extrêmes  » (Schaeffer)
C’est sans doute sur ce plan que les romans ludiques de Jacques Roubaud s’éloignent le plus du romanesque traditionnel. Outre le recours à des emplois types : la belle héroïne, le commissaire bougon, le prince charmant, etc., on ne peut dire que les personnages soient dotés d’une véritable profondeur axiologique, même hyperbolique. Certes, on retrouve chez l’héroïne une certaine intensité du sentiment, comme dans le « Coup de foudre dans un train de banlieue8 », par exemple (mais Hortense est souvent présentée comme un peu limitée, il faut bien le dire) ; et également les modes de manifestation « absolus et extrêmes » de celui-ci dans l’enlèvement, la tentative de viol, les menaces de meurtre. Cependant, ces éléments renvoient à une tradition que le lecteur est sommé de reconnaître et produisent leurs effets plus par la médiation du souvenir de lecture que d’une manière directe. On ne peut certes pas dire, comme le fait Thomas Pavel à propos des romans prémodernes, qu’on soit ici dans le domaine de l’exemplarité axiologique !

15 4/« 4. Un quatrième trait concerne ce qu’on pourrait appeler la particularité mimétique du romanesque, à savoir le fait qu’il se présente comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur  » (Schaeffer)
Ce dernier aspect du romanesque complète la définition en trois points d’Anne Souriau par la prise en compte de la présence du lecteur (celui qui, après tout, juge que quelque chose est « romanesque », relève du « romanesque »), mais aussi par une réflexion sur la dimension mimétique du « romanesque », c’est-à-dire sur ses rapports avec la réalité. Si le romanesque nous apparaît exagéré, excessif, invraisemblable (sur le plan axiologique ou diégétique), c’est bien par rapport à une idée que nous nous faisons du réel9. La constitution du monde alternatif qu’est la Poldévie10, parfaitement symétrique de notre monde, comme en témoignent les deux plans qu’on trouve au début de L’exil d’Hortense, en est le meilleur exemple. La Poldévie est une réplique, un monde parallèle qui se construit par amplification, transformation, déformation du quotidien, lui aussi figuré dans le roman.

16Les quatre critères proposés par Souriau et Schaeffer permettent de bien délimiter la question, mais ils peinent parfois à rendre compte de ces romans du romanesque contemporains qui utilisent certaines potentialités du romanesque (péripéties, suspense) sans pour autant renoncer à prendre de la distance humoristique avec lui. De ce point de vue, la dissociation proposée par Thibaudet entre un romanesque amoureux, de l’ordre de l’imaginaire et du pathétique, et un romanesque d’aventures, plus directement lié à la péripétie, mérite d’être reconsidérée. Les romans de Roubaud relèvent indéniablement de la deuxième catégorie. Dans ses textes à contraintes, le romanesque apparaît néanmoins plutôt comme un enjeu esthétique de l’ordre de la réflexivité.

Le romanesque comme enjeu esthétique

17 Dans La pensée du roman, Thomas Pavel a tenté de montrer que l’histoire du roman, « loin d’être réductible à un combat entre la vérité triomphante et le mensonge confondu, repose en réalité sur le dialogue séculaire entre la représentation idéalisée de l’existence humaine et celle de la difficulté de se mesurer avec cet idéal » (Pavel, 2003 : 12). Les analyses de Pavel sont intéressantes à plusieurs titres. D’abord, elles envisagent toute l’histoire du roman du point de vue du conflit de l’idéal et du monde, point de vue qui ne s’identifie pas complètement avec la problématique du romanesque mais a beaucoup à voir avec elle. Ensuite, elles mettent en évidence que l’histoire du roman occidental ne se réduit pas, comme Erich Auerbach l’avait énoncé (selon Pavel) dans Mimésis, à un progrès constant vers le réalisme. Celle-ci se construit, à chaque époque, par l’affrontement des tenants de différentes conceptions du roman – c’est ce que Pavel appelle le « principe polémique » –, en particulier l’affrontement de l’idéalisme et de l’anti-idéalisme. Ces nuances, en particulier en ce qui concerne le vingtième siècle (auquel est consacré le chapitre le plus court de tout le livre), permettent de comprendre que le goût du romanesque chez Roubaud n’est pas forcément un signe d’archaïsme si on l’envisage à l’échelle de l’histoire du roman dans son ensemble – et même simplement à l’échelle de l’histoire du roman du vingtième siècle. Thomas Pavel insiste à ce propos sur un dernier point : le choix de la lisibilité que font certains écrivains en réaction aux excès de la modernité. Les œuvres de Joyce, Faulkner ou Musil conduisent à la dissolution de l’intrigue et réclament un lecteur extrêmement indulgent et motivé ; or le roman est traditionnellement un art de masse :

Les chefs-d’œuvre du roman moderniste, censés révéler au lecteur la poésie énigmatique du monde et l’éclat multiforme de la subjectivité, exigent de lui une patience et une qualité de l’attention hors du commun. [Le] XXe siècle a cependant vu s’épanouir une abondante récolte de romans populaires, dont le succès auprès du public a été et continue d’être considérable. [...]

Le roman populaire ne détient cependant pas le monopole de la lisibilité. Évitant la tentation de la religion de l’art, certains des meilleurs romanciers du XXe siècle n’ont cessé d’affirmer la vocation d’accessibilité du genre. Parmi ces partisans de la lisibilité, je distinguerai quatre grands groupes d’écrivains, dont certains se font un point d’honneur à demeurer fidèles au passé, alors que d’autres s’efforcent d’harmoniser la problématique et les techniques les plus récentes avec la transparence et le ton direct propres à la tradition du genre : les moralistes, d’abord, qui ont appris leur métier en étudiant Dostoïevski, les adeptes de l’analyse sociale ensuite, les néo-romantiques en troisième lieu et, enfin, les héritiers de la tradition comique et sceptique (Pavel, 2003 : 397).

18Roubaud se range sans aucun doute possible parmi « les héritiers de la tradition comique et sceptique ». L’approche de Pavel permet cependant de réfléchir à la dynamique de l’œuvre de Roubaud du double point de vue de son rapport à l’idéalisme, normatif ou non, et de son rapport à la tradition. Le choix du romanesque peut alors être compris comme se référant à une acception non forcément péjorative de la notion (lisibilité, intérêt pour le lecteur, inscription dans une tradition et satisfaction d’une attente) dans le cadre d’une esthétique réflexive dont nous pouvons ici préciser quelques aspects.

19Le premier aspect est la dimension intertextuelle du roman de Roubaud. Celui-ci se propose résolument comme un roman au second degré, mais qui ne dévalue pas le romanesque dont il se moque (un peu comme Cervantès peut faire l’éloge du roman de chevalerie ou Flaubert s’écrier, en romantique contrarié qu’il est : « Madame Bovary, c’est moi »). Dans L’enlèvement d’Hortense, le chapitre 9 s’intitule d’ailleurs ironiquement : « Je ne suis pas Mme Bovary » ; et l’on rencontre, dans L’exil d’Hortense, l’insolite Lady Bovary’s Lover de D.H. Flowbert. Dans Poésie:, Jacques Roubaud déclare : « J’ai commencé à lire vraiment la prose anglaise avec Stevenson. […] J’ai commencé à lire des romans anglais. J’ai continué à lire des romans anglais, puis d’autres proses anglaises ; de l’american-english même (pourquoi pas ?). Je n’ai presque plus jamais cessé » (Roubaud, 2009 : 1542). Dans la trilogie d’Hortense, une référence appuyée est faite au Prisonnier de Zenda (1894) de sir Anthony Hope : le chapitre 15 de L’exil d’Hortense s’appelle ainsi « La prisonnière de Zenda ». Ce roman populaire à succès, adapté plus tard au cinéma, raconte les aventures en Ruritania de Rudolf Rassendyl, sosie du roi qui doit garder son trône et lutter contre son cousin, l’infâme Black Mickael. Le troisième volume de la trilogie est quant à lui nourri d’allusions plus habituelles à la tragédie shakespearienne avec Macbeth, Othello et surtout Hamlet.

20Outre de nombreuses allusions à Perec, c’est toute l’œuvre de Queneau, du Chiendent aux Fleurs bleues, qui est convoquée dans la trilogie. La capitale de la Poldévie s’appelle Queneau’stown. On se souvient que dans Pierrot mon ami, publié en 1942, un prince poldève, Luigi Voudzoï, meurt d’une chute de cheval dans le jardin d’un certain Mounnezergues, et devient le gardien de la chapelle qui lui est consacrée. Cet épisode prend sa source dans un fameux canular de la IIIe République : le journaliste Alain Meillet, fidèle de l’Action française, avait entrepris en 1929 de mystifier les députés de gauche en attirant leur attention sur les malheurs imaginaires du peuple poldève, non moins imaginaire. En 1942, le 2 octobre, Marcel Aymé publia également une « Légende poldève », dans Je suis partout, nouvelle reprise ensuite dans Le passe-muraille 11 (1948). C’est ce substrat littéraire complètement désactivé de toutes connotations politiques que Roubaud retravaille dans son œuvre.

21L’intertextualité est, chez Jacques Roubaud, au service de la réflexivité et de la mise en abyme du romanesque. L’écrivain multiplie dans sa trilogie les phénomènes de dédoublement entre la vraie et la fausse Hortense, Gormanskoï et K’manoroïgs, la Poldévie et la Poldadamie, ce qui introduit une incertitude, qu’on pourrait qualifier de baroque, entre le songe et la vie. Dans ce cadre, la référence massive à Hamlet, pièce par excellence de la mise en abyme, dans L’exil d’Hortense, signale la dimension intensément réflexive de l’œuvre, ce qui n’exclut pas l’humour. Parallèlement, Jacques Roubaud, auteur de La pluralité des mondes de Lewis (1991), fait entrer ses personnages, et le lecteur avec eux, dans le cadre d’une interrogation sur la théorie des mondes possibles. Lecteur de Nelson Goodman, l’écrivain se questionne dans sa trilogie sur la « manière de faire des mondes ». Le chapitre 14 de L’exil d’Hortense, intitulé « Sur le lac Mélankton », met en évidence, dans un style orné, l’existence de six mondes compossibles, correspondant aux six princes de l’Hexarchie :

Les six mondes, avons-nous dit, sont très proches : spatiotemporellement, ils occupent très exactement les mêmes points ; de plus, une certaine solidarité historique existe entre eux puisqu’ils ne divergent pas aujourd’hui beaucoup plus sensiblement les uns des autres qu’il y a six siècles, au moment de l’établissement par le prince Arnaut Danielskoï, de l’Hexarchie12. Une certaine solidité de cet infidibulum chronoclastique est donc à postuler, mais nous laisserons aux cosmogones [sic] le soin d’en écrire les équations (ExH : 100).

22Le projet perecquien de dire l’infra-ordinaire est également repris à son compte, à sa manière, par Jacques Roubaud. L’environnement familial ou amical, les marques, la publicité, les films, la télévision, l’informatique comme élément de la vie quotidienne (voir le poème du prince Acrab’m et le problème des logiciels interchangés dans L’enlèvement d’Hortense) en font partie et dessinent un monde qui est aussi le nôtre (celui des années 1980-1990, en tout cas). La référence récurrente à certains groupes de rock, ou à l’informatique, très utilisée, comme on le sait, par l’Oulipo, en fait foi. Il s’agit ici de planter un décor sur lequel le romanesque de la péripétie et de l’invraisemblance pourra se détacher.

23Un des grands plaisirs de la lecture du cycle (dans la tradition romanesque des romans à clés) est l’identification parfois facile, parfois plus problématique, des noms de personnes, de groupes ou d’institutions (Orsells pour Sollers, Julio Bouddheveau pour Julia Kristeva, Pâquerette d’Azur pour Marguerite Duras, Macaniche pour Meschonnic). Le père Sinouls, devenu Risolnus en Poldévie, n’est autre que Pierre Lusson ; le Centre de Patanalyse comparée, une transposition fictionnelle du Centre de Poétique Comparée ou Cercle Polivanov, etc. Le livre de Christophe Reig montre comment les noms des six princes poldèves ont été obtenus par permutation à partir des mots-rimes de la sextine d’Arnaut Daniel, ce que le lecteur peut difficilement deviner seul. Le quartier du Marais, transfiguré, est « anamorphosé » par Jacques Roubaud. Le décodage du nom des rues parisiennes : « Montorgueil » devient « Modestie descendante » ou, plus subtilement, « Villehardouin » se transforme en « Péréfixe de Beaumont ». L’extraordinaire est donc présenté par Roubaud comme se nichant au cœur du quotidien.

24Dans la trilogie d’Hortense, il y a plutôt une « mise en jeu » qu’une « mise en cause » du récit, écrit justement Christophe Reig (2006 : 212). Les romans de Roubaud sont en effet des romans de la lecture – lieu privilégié de la rêverie romanesque –, où l’on constate une intervention massive de la réflexivité sous toutes ses formes. Les instances à l’œuvre dans la lecture y sont constamment convoquées et remises en question : le personnage, l’Auteur (qui apparaît parfois lui-même comme personnage) et le Narrateur (Mornacier = Romancier), mais aussi le Lecteur, narrataire constamment interpellé par la fiction. On y trouve même « l’éditeur », « le directeur commercial », « la secrétaire » et « l’amant de la secrétaire », qui tous sont appelés à donner leur avis sur le récit en cours… Les romans de la trilogie se placent ainsi tout naturellement dans la lignée du Tristram Shandy de Sterne, des romans de Fielding, du Jacques le fataliste de Diderot, mais aussi des livres de Borgès et de Calvino. Les bifurcations et détours forment dès lors la matière même de l’œuvre. La tendance à la digression, ou au commentaire métadiscursif, est une manière pour Roubaud de défier, par la lenteur, la linéarité du roman traditionnel tout en usant sans vergogne de ses ficelles. On notera toutefois quelques spectaculaires moments d’accélération, comme celui de la libération d’Hortense – que le narrateur décrit comme étant « une des évasions les plus spectaculaires et les plus courtes de l’histoire du roman d’aventures » (ExH : 261). L’ironie apparaît ainsi comme une manière de redonner vie au romanesque et de conférer une vitalité paradoxale à l’invraisemblance. Dans la trilogie, l’antiromanesque est ainsi paradoxalement mis au service du romanesque.

* * *

25 Sylvie Thorel-Cailleteau, dans La tentation du livre sur rien, fait de la modernité du roman un « deuil du romanesque » (Thorel-Cailleteau, 1994 : 171). Ce qui était vrai à la fin du XIXe siècle ne l’est plus aujourd’hui. Les romans de Roubaud s’inscrivent dans ce grand mouvement de retour à une fiction libérée qui caractérise les années 1980. Sommé depuis longtemps, comme tous les romanciers de sa génération, de choisir entre un formalisme exigeant mais décourageant pour le lecteur (celui du Nouveau Roman, ou de Tel Quel), et une littérature commerciale qui se présente comme perpétuant (de manière plus intéressée que naïve) une tradition, le romancier oulipien qu’est Roubaud choisit de ne pas choisir. Il décide, par une approche ludique du romanesque fondée sur la contrainte et inspirée entre autres de Queneau, de lui redonner vie – avec le respect paradoxal qu’impliquent le pastiche des genres et la parodie des œuvres antérieures.

26 Dans la trilogie, le plaisir du lecteur est constamment recherché dans le cadre d’une intrigue globalement linéaire comportant des personnages engagés dans une histoire, « des personnages hauts en couleur tels que le roman classique a l’habitude de nous en présenter », écrit justement Jacques Bens (1985 : 11). Le roman inclut bien, comme l’indique Jacques Roubaud dans La boucle, « les circonstances de sa composition », mais la contrainte y apparaît comme un moyen de revenir aux plaisirs du romanesque positif, fût-il envisagé au deuxième ou au troisième degré.

Notes

1  Cet article s’inscrit dans le cadre du programme international « Différences de potentiel » (2013-2015) consacré aux écritures à contraintes et soutenu par l’Agence nationale de la recherche. Voir : difdepo.hypotheses.org.

2  Pour les trois romans, le texte sera cité dans l’édition de poche : Roubaud ([1985] 1996, [1987] 1996, [1990] 1996. Les renvois à chacun de ces livres seront signalés respectivement par la mention BH, EH et ExH, suivie du numéro de la page.

3  Le grand incendie de Londres vient d’être publié dans son intégralité au Seuil (2009). Ce volume de plus de 2000 pages comprend : La destruction, La boucle, Mathématique : impératif catégorique, Poésie : et La bibliothèque de Warburg.

4  Forme poétique médiévale, inventée par le troubadour Arnaut Daniel et fondée sur des permutations de rimes, à laquelle Jacques Roubaud s’est particulièrement intéressé. Voir Roubaud (1986).

5  Ce quatrième trait semble toutefois issu lui aussi de la lecture d’Anne Souriau pour laquelle « il n’y a de romanesque que par contraste avec le réel » (Souriau, [1990] 1999 : 1245).

6  Voir à ce sujet Schaffner (2004a, 2004b).

7  La réflexion inaugurée dans cet article se poursuit dans Thibaudet (1920).

8  Titre du chapitre 15 de L’enlèvement d’Hortense (EH : 127).

9  Anne Souriau le suggère lorsqu’elle écrit que « juger tout cela propre au roman, et donc à la fiction, implique une certaine idée de la réalité » ([1990] 1999 : 1245).

10  Et de la Poldadamie, son double invisible.

11  La genèse complexe du canular d’Alain Meillet, qui remonte à 1929, est retracée dans Michel Bigot (1999 : 144-146).

12  Le lien avec la sextine de la composition de l’Hexarchie et du roman dans son ensemble est ici suggéré.

Bibliographie

AYMÉ, Marcel (1943), Le passe-muraille, Paris, Gallimard (Folio).

BENS, Jacques (1985), « Le chasseur dans le dessin-devinette », La Quinzaine littéraire, no 446 (1er septembre), p. 10-11.

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Notice biobibliographique

Alain Schaffner est professeur à la Sorbonne Nouvelle et directeur de l’UMR THALIM (CNRS/Paris 3/ENS). Il est responsable du projet ANR « Différences de potentiel », consacré à l’Oulipo (www.difdepo.hypotheses.org). Ses travaux actuels portent sur le roman et le romanesque, les littératures à contrainte, les relations entre littérature et sciences de la vie. Il vient de publier Albert Cohen, le grandiose et le dérisoire, Zoé, 2013.

Pour citer cet article :

Alain Schaffner (2014), « Le romanesque dans la trilogie d’Hortense de Jacques Roubaud », dans temps zéro, nº 8 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document1204 [Site consulté le 25 November 2023].

Résumé

Les trois romans de Jacques Roubaud consacrés à la belle héroïne Hortense, publiés dans les années 1990, sont analysés à partir des critères d'Anne Souriau et d'Alain Schaeffer définissant la notion de « romanesque » (fréquence des extrêmes, prédominance de l’affectif, densité des événements, création d’un contre-modèle de la réalité). Si ces critères ne se révèlent que partiellement opératoires, c’est parce que les romans de Roubaud sont plutôt des « romans du romanesque » que des « romans romanesques ». La distance humoristique prise avec les modèles de la tradition y fait du romanesque un enjeu esthétique qui met en jeu le récit plutôt qu’il ne le met en cause.

In this article, Jacques Roubaud’s trilogy of novels devoted to the beautiful heroine Hortense, published in the ’90s, is analyzed using Souriau and Schaeffer’s criteria defining the notion of the “romanesque” (frequency of extremes, predominance of affect, event density, creation of a countermodel of reality). If these criteria prove in fact to be only partially functional, it is because Roubaud’s novels are “novels about the novel” rather than “novelistic novels” in the traditional sense. The humoristic distance that Roubaud takes from traditional literary models transforms the novelistic nature of his texts into an aesthetic concern that puts the story itself into play rather than calling it into question.

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ISSN 1913-5963