Robert Dion

Paysages de l’écrivain

Les villes biographiées (Fourvel, Pajak, Germain)

Mais qu’en est-il au juste des lieux, que sont-ils ? Sont-ils nos songes, ou bien est-ce eux qui nous rêvent ?

Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague (1992 : 112)

1Au sein du vaste corpus biographique contemporain, il existe une sous-classe qu’on pourrait nommer les « biographies de lieux ». Connu entre autres pour ses romans biographiques consacrés à Oscar Wilde (1983) et à Thomas Chatterton (1987) et pour ses biographies, plus orthodoxes, de T. S. Eliot (1984) et de Charles Dickens (1990), l’écrivain et biographe anglais Peter Ackroyd, pour ne mentionner que celui-là, a contribué à établir cette sous-classe avec London: The Biography (2000) et Thames: Sacred River (2007). Toutefois, sa « biographie » d’une ville, qui ne se distingue peut-être d’une « histoire » de Londres que par la subjectivité fantasque et assumée d’un auteur qui élabore une « fiction glorieuse » de la mégalopole1, une « metrophagy » (Gibson, 2001 : 38), ne convainc pas tout à fait : car après les visions londoniennes d’un Rimbaud, comment en effet prendre réellement au sérieux qui a l’ambition de « juger la profondeur de la ville » (Rimbaud, [s.d.] 1991 : 347) ? D’autres entreprises, moins totalisantes, ont sans doute mieux réussi à conjoindre biographie et lieu. C’est le cas, premièrement, de ces livres assez nombreux où le biographe part en chasse de l’écrivain sur les lieux mêmes de son incarnation, terroir ou ville fantasmés. De telles déambulations apparaissent comme l’envers d’une forme plus ancienne, aujourd’hui quasi périmée, la « visite à l’écrivain », dont Olivier Nora a souligné que l’hommage qu’elle rend aux auteurs du passé « détermine le culte des lieux sous forme de pèlerinages » (1986 : 571) – lieux où, suivant que le regard se fait fétichiste ou voyeur, le visiteur « cherche les indices d’une confirmation du génie » ou au contraire « les signes d’une infirmation du mythe » (572). Une deuxième façon d’insérer le lieu dans la biographie est d’en faire, précisément, le décor irremplaçable d’une vie qu’il en vient presque à surdéterminer. Enfin, un troisième mode consiste à élire le lieu comme principal biographié en tant qu’il est traversé par un certain nombre de figures, écrivains, artistes, intellectuels, individus divers.

2Je voudrais aborder ici ces trois façons d’envisager la question du lieu dans la biographie. Par commodité, j’ai choisi des œuvres qui se concentrent sur un seul lieu, en l’occurrence une seule ville2. J’ai ainsi retenu, pour le premier type de textes, le récit de Christophe Fourvel intitulé Montevideo, Henri Calet et moi (2006)3, spécimen caractéristique de ces livres où le biographe (qui du reste refuse ce titre) se met en scène dans la ville de l’écrivain pour tenter de le « retrouver », en quelque sorte. Exemple de mise en scène du lieu à titre de cadre indispensable de l’existence d’un ou de plusieurs écrivains, l’ouvrage de Frédéric Pajak ayant pour titre L’immense solitude (1999)4 – où se croisent, dans la ville de Turin, Nietzsche et Pavese surtout, mais aussi De Chirico et l’auteur lui-même –, cet ouvrage, dis-je, présente la particularité intéressante de déployer l’espace à la fois textuellement et graphiquement, l’auteur-dessinateur produisant le substrat iconographique sur lequel repose un discours double : biographique, malgré des réticences, et autobiographique. Enfin, La Pleurante des rues de Prague (1992)5, de Sylvie Germain, se rapproche de ce qui pourrait être la biographie très subjective d’une ville non pas saisie par le truchement d’un kaléidoscope d’impressions et selon une visée unanimiste à la Ackroyd6, mais à travers la marche, perçue par une narratrice, d’une figure allégorique chargée des malheurs passés et présents du lieu biographié7. Ce dernier titre constitue vraisemblablement ce qui se rapproche le plus d’une « biographie du lieu » – dénomination qui de toute évidence ne saurait être que métaphorique. Le livre de Germain, en effet, n’est pas une biographie de l’écrivain-dans-la-ville (Fourvel), ni l’évocation d’une ville comme carrefour d’écrivains (Pajak), ni même l’histoire d’un fourmillement humain constitutif d’un espace sédimenté au fil du temps (Ackroyd), mais bien le récit de la pulsation fondamentale d’une ville sécrétant un certain type d’histoires, une certaine mémoire qui émane du lieu sans toutefois s’y réduire.

3Ces trois ouvrages, fort dissemblables dans la forme et le propos, semblent ainsi matérialiser les principaux modes de formation de la « ville-en-mots » (Pike, 1981 : 72) dans un contexte biographique où le lieu, hanté tant par la figure de l’écrivain que par ses mots écrits, qui le préforment et le performent, tend à se situer entre histoire et réactualisation, référent et hypertexte, réel et mythe.

Fourvel : des écrivains dans la ville

4Lancé sur les traces d’Henri Calet dans le Montevideo contemporain, Christophe Fourvel n’est pas le premier à arpenter la capitale uruguayenne à la recherche des sources d’un mythe littéraire français. Bien d’autres avant lui ont voulu emprunter les sentes d’un Lautréamont, d’un Jules Laforgue ou d’un Jules Supervielle, tous trois nés dans cette ville, et dont la trajectoire est fascinante à plus d’un titre. François Bott, par exemple, qui a consacré un roman à Lautréamont, Faut-il rentrer de Montevideo ? (2005), a beaucoup insisté sur la nécessité d’élaborer une géographie sentimentale et littéraire pour appréhender tout écrivain, que celui-ci vienne de la ville d’à côté ou qu’il soit né aux antipodes (Bott, 2012 : 132). Calet, cela dit, n’a pas un lien à Montevideo aussi fort, aussi prégnant que les trois écrivains que je viens d’évoquer. Mais les six mois qu’il passa en Uruguay en 1930-1931, qu’il a racontés de manière à peine romancée dans Un grand voyage ([1952] 1994), ont été déterminants, puisqu’ils sont à l’origine de sa métamorphose de Raymond Théodore Barthelmess en Henri Calet – métamorphose décisive qui précède de peu celle qui le transformera en écrivain avec, notamment, la publication de son premier roman, La belle lurette, en 19358. Rappelons rapidement les faits. En août 1930, chef adjoint de la comptabilité dans une firme parisienne, Barthelmess, en proie à des ennuis financiers, dérobe une somme importante dans le coffre de la compagnie, environ 250 000 francs. Il s’enfuit le soir même, réussit à gagner Londres, puis s’embarque pour l’Amérique du Sud. Débarqué à Montevideo, il se procure un faux passeport au nom d’Henri Calet, commerçant nicaraguayen. Une nouvelle existence sous un faux nom commence alors pour lui, à vingt-six ans. Désœuvré, il fréquente les milieux anarchistes, noue une amitié amoureuse, qui le hantera toute sa vie, avec un jeune esthète et poète homosexuel, Luis Eduardo Pombo ; il s’initie avec lui à la cocaïne, fréquente quelques prostituées que parfois il ne touche pas, flambe un argent mal acquis qui lui brûle les doigts. Six mois plus tard, le 12 avril 1931, décavé, au bord du gouffre, il s’embarque sur un bateau allemand et rentre en Europe, où il devra vivre dans la clandestinité jusqu’à ce que son délit soit prescrit.

5En 2002, Fourvel se rend à son tour en Uruguay pour tenter, dit-il,

d’apercevoir l’ombre improbable de l’écrivain. Voir si possible ce que ses yeux avaient vu et chercher les traces éventuelles laissées par ceux qui servirent de modèles pour son roman, « Un grand voyage », que Calet publia en 1952, délivrant ainsi sa mémoire des êtres demeurés enfermés pendant 22 ans 9 (M : 10).

6C’est effectivement une ombre fuyante qui surgit dans le récit, et jamais un personnage qui prend corps. Fourvel ne parvient à cerner que la présence d’une absence, qu’il s’agisse de Calet – écrivain important certes, quoique sans cesse oublié et sans cesse redécouvert – ou de Montevideo, dont la déliquescence perçue en 2002, tout juste après la crise économique qui a secoué l’Argentine et l’Uruguay, semble attester vaguement, à plus de soixante-dix années de distance, la descente aux enfers que le biographié vécut en ces lieux. De fait, le peu de traces laissées par l’écrivain dans la capitale uruguayenne ménage d’autant plus d’espace pour l’évocation de la ville. À ce propos, Fourvel écrit : « Je me disais que l’histoire de ce livre, mon livre cette fois, était celle de la constitution d’une ville. Que le Montevideo dont je parle était né à mon arrivée et disparaîtrait à mon départ. Je marchais dans cette fragilité 10 » (M : 11-12). On ne saurait mieux dire à la fois la prégnance du lieu, le genius loci, et son défaut de consistance, malgré le geste démiurgique initial (la « constitution » d’une ville étant censée constituer l’ouvrage). Montevideo ne semble en effet tenir que dans un vif clignotement, dans l’espace ténu des soixante-six pages du livre. Fourvel clôt d’ailleurs son texte sur l’idée même qu’il énonçait au début : « Les villes que l’on croise et que l’on aime n’existent que pour nous. Alors il nous incombe de tout éteindre en partant11 » (M : 66).

7Armé du Grand voyage qui s’interpose entre lui et la ville comme « l’épaisseur du papier » (M : 19) et qui désubstantialise « [l]es personnages réels devenus modèles pour un roman » (M : 20), l’auteur entame son récit par une description d’ensemble de Montevideo : les rues en pente qui descendent vers le Rio de la Plata, la « langue » de la vieille ville fatiguée qui s’avance sur l’eau, le cordon des plages, la plaine, derrière, qui court jusqu’au Brésil. Puis, il enchaîne avec un sommaire de la biographie de Calet qu’il renvoie d’emblée, pour ce qui est de l’épisode montevidéen, au roman que celui-ci publiera vingt-deux ans plus tard. C’est ce roman, plus une courte nouvelle intitulée America (Calet, 1947), qui serviront surtout de truchement pour sa lecture des rémanences du passage éclair de Calet en Uruguay. Les survivants de l’époque auront du mal à faire le poids par rapport aux figures romanesques : ainsi Perla ou Perlita, la fille de celui qui servit de modèle à l’Aquiles du Grand voyage, n’aura pas grand-chose à dire sur Calet – sinon qu’elle n’avait pas aimé le roman qui donnait une image peu flatteuse de son père et de la plupart des gens que l’écrivain avait rencontrés12. Ce passé apparaît du reste à Fourvel comme un rêve disloqué, ce dont témoigne un style travaillé par l’asyndète13, qui accentue, comme le relève Michel de Certeau à propos de cette figure de construction (1980 : 186), le caractère de « relique » d’une ère sans cesse menacée par l’irruption du présent. En effet, le Montevideo de Calet semble se fondre en celui qui s’offre, ici et maintenant, au regard de Fourvel. Même une évocation de l’année 1930 comme celle-ci : « 1930 : descendre la calle Sarandi entre la mer et le Rio, sur la peau bombée de la péninsule. Les hommes risquent leurs ombres sur ces vertèbres de béton » (M : 26) – évocation purement géographique qui décrit le tropisme des hommes vers les bas quartiers et les « mauvais lieux » –, est déployée comme s’il s’agissait de choses vues par le narrateur. De telles recréations a posteriori, qui rendent compte, dirait-on, d’une présence simultanée sur tous les points de la ligne du temps, ne l’empêchent toutefois pas de manifester ses incertitudes et ses lacunes, notamment géographiques :

Cette scène14 se passe dans le quartier résidentiel d’Atahualpa, dans la calle Mercedes ou dans une autre rue qui n’existe plus, sous les clignements ambulanciers du néon de l’hôtel Majestic. Qu’est-ce que cela peut faire ? Nous pouvons dérouler notre vie avec une grande précision topographique, la confusion des sentiments donne à notre monde des adresses incohérentes. Quelle est l’importance de nommer un lieu où nous sommes de toute façon perdus15 ? (M : 31)

8Le nous renvoie ici à l’expérience commune, et c’est précisément cette communauté de l’expérience de la déambulation, à pied ou en transports en commun (comme les aimait aussi Calet), qui soude les trois entités du titre du livre, « Montevideo », « Henri Calet » et « moi ». Quant à l’imprécision topographique, elle fait écho à toutes les déceptions qui attendent l’enquêteur, forcé le plus souvent de tracer les contours du manque (M : 56), de chasser les feux follets et les fantômes (M : 34, 57).

9Mais je reviens à la question du temps. Bien qu’une datation précise distingue les rappels du passé et les portraits d’atmosphère au présent, il arrive à plusieurs reprises, on l’a vu, que les temporalités se superposent, que les « deux années distantes [c’est-à-dire 1930 et 2002] […] se recouvrent à travers des émanations, des restes composites, un précipité de poussière sur colonnades ébréchées » (M : 34). Car Fourvel se donne justement pour mission de préserver par l’écrit, comme faisant partie de l’inaltérable ADN de la ville, tout ce qui doit durer : « La faible lumière des cafés. Le clou soudé à un socle […] dans lequel est enfoncée la note » (M : 34), et ainsi de suite – la liste des idiosyncrasies montévidéennes se poursuivant sur deux pages. La tâche de l’écrivain consiste en somme à veiller à ce que le paysage ne change pas, à vérifier « que le sable est resté le même depuis soixante-douze ans » (M : 44), à interroger les derniers témoins, comme l’artiste Manuel Espínola Gómez, qui a peint le portrait de Pombo et qui a peut-être récupéré les lettres de ce dernier à Calet. Relativement développée, la rencontre avec le peintre, qui constitue par sa personne et par ses toiles un raccord essentiel entre les deux époques, un « passeur » (M : 51), débouche sur la question cardinale du livre et peut-être de toute entreprise de récollection biographique : « Est-ce que le modèle fabrique l’artiste ? » (M : 60) Est-ce Pombo qui, par son désir d’être éternisé en un portrait écrit, a fait de Calet un écrivain ? Est-ce l’écrivain admiré qui façonne son biographe, qui invente les lieux où il ira poser ses pas ? C’est ce que Fourvel donne à penser, qui à l’orée de son livre note ceci : « Calet-Montevideo produisait un frottement pour me séduire, j’avais un vrai désir de remplacer la pénombre par des images sûres, des rencontres, des déambulations et de l’ennui 16 » (M : 11). Ainsi, peut-on dire, naît un biographe.

Pajak : la ville comme théâtre

10Le livre illustré de Frédéric Pajak repose avant tout sur une série de rapprochements, dont l’un des principaux est la ville « si parfaitement “psychologique” » de Turin (IS : 4e de couv.). En 1994, alors qu’il accompagne un ami au Musée d’anthropologie criminelle, Pajak découvre Turin, « ses arcades puissamment oniriques » et « ses avenues rigides » (IS : 10), et tombe immédiatement sous le charme de cette ville en apparence si peu italienne, sérieuse et laborieuse. Cette découverte est une révélation, une vision : « Et puis j’ai vu Turin », écrit-il en légende à un dessin qui représente, paradoxalement, une vue aérienne de la ville sous la brume (IS : 24). « [J]e suis devenu Turin » (IS : 25), ajoute-t-il aussitôt, laissant ainsi voir à quel point la ville s’associe pour lui, pour le dire à la manière de Pierre Nepveu, à « un événement moral, philosophique, esthétique » (2004 : 105). Il s’y installe peu ou prou le temps de concevoir son livre, près de quatre ans en tout.

11Pour Pajak, Turin n’est pas que le théâtre des principales manifestations italiennes du satanisme, elle n’est pas que le lieu de naissance des théories funestes du Dr Cesare Lombroso, qui compara « la mentalité du fou avec celle du criminel et du génie » (IS : 306) et qui inspira plus tard les théoriciens nazis de l’« art dégénéré » ; elle est surtout le lieu où Friedrich Nietzsche crut enfin trouver un point de chute favorable à sa santé et à son génie, où Cesare Pavese traîna son admirable spleen des années durant. On sait que, quelques mois après son arrivée, Nietzsche y sombra, à quarante-quatre ans, dans une folie définitive ; et qu’à quarante-deux ans, Pavese, qui avait passé de longues années à la contempler « presque du seul œil de la neurasthénie » (IS : 131), y mourût dans un hôtel près de la gare comme un étranger dans sa propre ville. Le philosophe allemand et l’écrivain italien ne se croisèrent évidemment pas sous les arcades de Turin, le second étant né huit ans après la mort du premier ; et leur expérience de la cité piémontaise fut radicalement différente, l’un ne tarissant pas d’enthousiasme pour le climat et l’architecture baroque, l’autre voyant surtout, en insider, « la grande ville où tant d’usines noircissent le ciel 17 » (IS : 43). En fait, même si dans une section écrite plutôt que dessinée du livre, qui a pour titre « Les amoureux » (IS : 57-69), Pajak entreprend de dresser l’inventaire des traits que partagèrent Nietzsche et Pavese – tôt orphelins de père (comme du reste l’auteur-illustrateur lui-même18), élevés par des femmes, incapables d’aimer une femme et d’en être aimés, misogynes dans leurs écrits intimes –, il n’en demeure pas moins qu’ils ont assez peu en commun, ce que la structure du livre tend à attester par ailleurs, Pajak les abordant, sauf exception, dans des chapitres séparés.

12Cette « ségrégation » relative des biographiés est tout à l’avantage de Turin, qui devient le point focal et le dénominateur commun de l’ouvrage – et la vraie obsession de l’auteur. De nombreux dessins montrent ainsi la ville sans la renvoyer à la destinée des deux figures qui la hantent (et qui hantent Pajak) : dessins à vol d’oiseau, dessins d’architecture, paysages des rives du Pô, dessins d’usines, de banlieues et de boulevards, plans, etc. Ici aussi, il y a donc ségrégation, disjonction étrange, comme si textes et dessins menaient deux récits le plus souvent parallèles (suivant un procédé apparenté à celui de certains films de Jean-Luc Godard). Plusieurs courtes légendes évoquent d’ailleurs la cité vue par d’autres écrivains que Nietzsche et Pavese, comme par exemple Montaigne, Montesquieu, Carlo Levi – ce qui, là encore, vient fractionner le propos et, du même coup, accentuer la dissonance entre des évocations écrites émanant d’auteurs somme toute disparates et les dessins de Pajak (qui, bien sûr, ne « collent » pas à ces visions particulières de Turin). Néanmoins, cette dissonance ou contradiction, comme le note Henri Garric, se révèle sans doute « propre au portrait de ville, pris entre l’impersonnalité de la carte et la subjectivité du parcours » (2007 : 229).

13La prévalence de la capitale du Piémont permet en outre d’introduire un autre personnage, Giorgio De Chirico19, qui ne partage rien biographiquement avec Nietzsche ni avec Pavese, sinon, comme l’indique Pajak lui-même en entrevue, un rapport particulier à la mélancolie (« Nietzsche est un mélancolique hyperbolique qui dissimule sa mélancolie. Pavese, au contraire, est d’une mélancolie morbide, il la rumine. De Chirico est presque un militant de la mélancolie, il lui donne une vertu créatrice » – Lindon, 1999 : n.p.). Peu lié à Turin, où il ne séjourna qu’une dizaine de jours, l’artiste en garda néanmoins une impression profonde et durable, peut-être accusée par sa lecture assidue de Nietzsche ; toujours est-il qu’il la peignit à plusieurs occasions20, en faisant le siège par excellence d’« [u]ne poésie étrange et profonde, mystérieuse et solitaire infiniment, qui se base sur la Stimmung21 » (IS : 275). Turin et Nietzsche constituent en fait l’inspiration principale de la peinture métaphysique que De Chirico inventa dans les années 1910, et qui correspond à la meilleure période de son œuvre.

14Le nœud que représente Turin dans l’ouvrage de Parak se voit par ailleurs plus solidement noué encore par toute une série de coïncidences d’ordre temporel qui semblent en quelque sorte rémunérer la disjonction au principe de l’ouvrage : on l’a dit, Nietzche et Pavese devinrent orphelins presque au même âge, l’un devint fou presque à l’âge où l’autre se suicida. Mais il y a plus : le philosophe allemand arriva à Turin en 1888, l’année même où naquit De Chirico à Volo en Grèce ; à Arles, en décembre 1888, Van Gogh se trancha l’oreille dans un accès de folie ; en 1889, année de l’effondrement de Nietzsche, vint au monde Adolf Hitler, dont on sait comment il détourna la pensée du philosophe. Pajak ne cesse de déceler de semblables convergences et de s’en étonner, à telle enseigne que Turin et les années 1888-1889 apparaissent comme le centre d’un réseau de correspondances que le livre se plaît à ramifier, au gré d’une recherche importante, certes, mais aussi d’une rêverie sur le temps et sur la ville où le dessin à la fois réaliste et fantaisiste – tous les personnages sont affublés de masques de carnaval au long nez – dévoile une géographie sombre, une spatialité que la mélancolie obombre.

Germain : la ville est une vie

15Pour Germain, la ville est faite pour être parcourue, tout comme le livre. La Pleurante des rues de Prague va d’ailleurs étoffer ce parallèle par des méditations soutenues sur la textualité des lieux et sur la spatialité des textes. Au sens propre, cet ouvrage est donc une géo-graphie, une écriture des lieux où les silences et les vides de la ville semblent s’insérer dans les interstices entre les mots22.

16Le parallèle entre le livre et la ville, entre l’écriture dans sa matérialité – traces de l’encre sur le papier, frottement de la plume, etc. – et la déambulation dans la cité, est établi dès le prologue, alors que la figure de celle qui est décrite comme la « géante » entre dans les feuillets en même temps qu’elle commence de se manifester à la narratrice :

Elle est entrée dans le livre. Elle est entrée dans les pages du livre comme un vagabond pénètre dans une maison vide, dans un jardin à l’abandon.

Elle est entrée, soudain. Mais cela faisait des années déjà qu’elle rôdait autour du livre. Elle frôlait le livre qui cependant n’existait pas encore, elle en feuilletait les pages non écrites […] (PRP : 13).

17L’épilogue reviendra sur cette relation entre le lieu et l’imaginaire qui le crée ou qui, à l’inverse, en procède23, et sur le lien avec le temps – un temps qui, dans La Pleurante des rues de Prague, est comme spatialisé, déposé dans les moindres détails, recoins et replis de la cité (PRP : 121).

18Entre le prologue et l’épilogue, le récit est constitué par les douze « Apparitions » de la géante dans de nombreux quartiers de Prague – des plus prestigieux, tels Hradčany ou Malá Strana, aux plus indigents, tels Košíře ou Žižkov. Celle-ci se manifeste à une narratrice qui semble déambuler dans la ville à la façon de la Pleurante et qui écrit « à tâtons », sans repères précis (PRP : 15), bref : qui déambule dans son propre texte. Figure apparentée à Méduse, la géante ne peut être vue de face ; il est seulement permis de la suivre, d’épier la gigantesque silhouette claudicante et misérable qui fait se lever les mots comme les pages sous l’action du vent24. Il s’agit bien sûr d’une allégorie de la tristesse, de l’Histoire implacable, qui aurait choisi la cité tchèque comme capitale de la douleur : « Sa ville, – Prague. Jamais elle n’a paru ailleurs, bien que certainement elle en ait le pouvoir » (PRP : 16). Prague, ici, n’est pas inventoriée sous toutes ses facettes ni dans son activité bourdonnante ; c’est plutôt une ville presque déserte, enveloppée de brume ou transie de froid25, qui constitue le théâtre des apparitions de la Pleurante et le terrain de chasse de la narratrice. Sur ce fond en noir et blanc (comme la page) se détachent des figures tantôt connues, tantôt anonymes, qui semblent attendre qu’on les pleure et qu’on les enterre enfin. Si les premières apparitions sont fugaces et ne produisent guère que des évocations quasi expressionnistes de la Vieille-Ville, la troisième, plus développée, vient à associer les pleurs de la géante à la cité elle-même, à ses faubourgs et à la terre entière (PRP : 31), dont ils constituent l’émanation directe.

19La quatrième apparition de la Pleurante au pied clochant entraîne celle d’un autre spectre, qui soudain se détache d’une maison en ruine de Malá Strana et qui constitue la figure emblématique d’un tragique typiquement mittel-européen : Bruno Schulz, l’auteur des Boutiques de cannelle ([1934] 1992), écrivain et dessinateur polonais d’origine juive qui fut supprimé en 1942 d’une balle dans le dos dans le ghetto de sa ville natale de Drohobycz. Schulz n’est jamais venu à Prague. Le seul rapport qu’on peut établir entre lui et la capitale tchèque, c’est celui que la critique tend généralement à établir entre son œuvre et celle de Kafka26 . Or, la présence du fantôme de Schulz semble se justifier pleinement en ce lieu : en plus d’incarner un archétype de la destinée malheureuse, l’écrivain a la légèreté, la douceur et la fragilité de ce qui, chez Germain, est promis à l’anéantissement, il est cette « épiphanie d’une image » (PRP : 70), cette voix dont le murmure se perd dans les vents forts de la catastrophe et que précisément la Pleurante semble avoir pour mandat de recueillir. Tout bien considéré, avec son œuvre en grande partie perdue et sa frêle stature que le tourbillon emporte, Schulz n’est pas très différent de Franta Bass, l’enfant du camp de Terezín qui écrivait des poèmes, qui jamais ne devint adulte et que la géante fait surgir lors de sa cinquième apparition ; il rappelle aussi la petite Sara[h] de la huitième apparition, l’enfant juive grelottante et hébétée immortalisée par la photographie de Roman Vishniac27. Cette photo célèbre (non reproduite mais décrite dans le livre), où l’on voit sur le mur derrière la fillette qui sera exterminée quelques années plus tard deux fleurs sans doute peintes par son père, devient pour la narratrice l’image même de l’Histoire dans toute son horreur et dans sa précaire beauté ; elle documente « une plaie de honte dans l’histoire des hommes » (PRP : 67) tout en rappelant que « ces fleurs-là, ces fleurs de pauvres, de déchus, ces perce-neige, ces perce-pierre, ces perce-faim, ces nuageuses roses de cave, c’est sur la peau de l’Histoire qu’elles ont fleuri » (PRP : 68).

20À Prague apparaîtra aussi par la suite, dans le sillage de la Pleurante et contre toute attente, le père mourant de la narratrice (« Sixième apparition ») ; puis passeront l’ombre d’une vieille femme anonyme, d’un cygne de la Vltava en majesté, de saint Jean Népomucène (« Neuvième apparition »), ainsi que le souvenir du personnage de la nouvelle de Kafka, « À cheval sur le seau à charbon », personnage qui, chassé par le tablier de la charbonnière lui ayant refusé une pelletée de lignite, s’envole, emporté par le vent (« Dixième apparition »). Sous l’action de la géante se révèle en définitive tout ce que la capitale tchèque est à même de recueillir : « les impressions laissées par le lieu, les histoires singulières d’individus, l’âme d’une ville entière » (Carrières, 2004 : 177). C’est sur la ville de pierre, de béton et de fer (PRP : 112), sur la ville matérielle marquée par le temps, que se concentre d’abord l’écriture de Germain ; mais cette ville n’est jamais perçue que traversée par les corps quasi désincarnés que pousse le vent de l’Histoire, traversée par de subreptices épiphanies qui, appartenant ou non à sa chronique, en constituent la mémoire souffrante. Dans ce livre comme dans l’ensemble de son œuvre, Germain accomplit la difficile jonction de l’Immatériel et du matériel, que traduit concrètement la déambulation pourtant aérienne de la lourde géante au sein de ce parfait « rêve de pierre » qu’incarne la cité splendide de Prague.

21Que l’écriture de la ville en contexte biographique use de certains topoï, voilà qui ne devrait surprendre en aucun cas. Comme le rappelle Bertrand Westphal, l’écrivain d’aujourd’hui arrive en seconde position, « il est toujours précédé par ceux qui ont fixé le référent, qui sont parfois eux-mêmes des écrivains. Comment parler de Lisbonne sans voir poindre les besicles de Pessoa ? » (2007 : 139). La solution est sans doute de chausser ces besicles et d’usurper le regard de son modèle, dans un geste à la fois respectueux et prédateur. C’est un peu ce que tente Fourvel dans Montevideo, Henri Calet et moi, où le moi, très en évidence, rejoue les clichés montevidéens relayés par le Grand voyage. Bien sûr, le Montevideo du biographe, c’est celui qu’il a sous les yeux et qu’il retrouve au gré du parcours fléché par son biographié ; mais c’est aussi un Montevideo symbolique un peu passé, celui des écrivains et des œuvres de fiction, celui de « toutes les versions véhiculées par du discours (dont le statut fictionnel serait revendiqué ou non) et donc par un énonciateur subjectif » (Westphal, 2007 : 157). La ville actuelle n’acquiert ainsi sa réelle présence que sur le fond de quelques évocations littéraires princeps.

22Quant au Turin de Pajak, c’est celui du mythe consenti, d’une réalité sciemment rêvée. Objet de l’enthousiasme exagéré et presque suspect de Nietzsche, du regard asthénique de Pavese, de la perception à visée esthétique de De Chirico ou de la pulsion identificatoire de l’auteur-illustrateur lui-même, la ville apparaît ici comme ce « qui active les passions les plus fortes et les plus complexes » (Nepveu, 2004 : 109), comme un théâtre étonnamment vide où passent des fantômes dont les traces, qui s’appellent et semblent se répondre, ont parfois autant de présence que la réalité elle-même. Chez Pajak, la cité piémontaise forme ainsi une sorte de chambre d’échos qui répercute les pensées qui y sont nées, les poèmes qui l’ont prise pour inspiration, les toiles qui l’ont évoquée, si bien que les dessins, qui composent la plus grande part du livre, ne paraissent pas avoir été réalisés sur le motif ni commandés par le texte, mais inspirés par la folie du philosophe, la tristesse de l’écrivain et le regard du peintre. La ville écrite et dessinée n’est plus ici celle des guides ni des badauds, c’est celle d’une expérience d’autant plus subjective qu’elle choisit de réunir, non sans quelques contorsions parfois, quelques subjectivités particulièrement écorchées qui se sont épanouies en ce lieu.

23Enfin, l’étrange livre de Germain met en scène une allégorie du malheur par le truchement d’une créature gigantesque, sans domicile fixe, qui y fait converger les plus démunies des victimes de l’Histoire. Prague s’y révèle telle l’incarnation d’une mémoire qui pallie les oublis de l’historiographie pour accueillir les débris de destinées rompues, occultées. Elle-même écrasée sous la chape d’un pouvoir totalitaire, la ville devient le port d’attache des âmes errantes, leur redonnant une ombre de vie au présent. Elle est la cité de la langue miraculeuse de saint Jean Népomucène « qui clamait […] combien est grave et exigeante la parole » (PRP : 75), elle est le « cœur errant du monde » (PRP : 96), le lieu saint que fondent les pas de la géante (PRP : 101), ce lieu de légende dont la princesse Libuše prédit la gloire future tandis que sa jumelle antinomique, la Pleurante, s’apprêtait à prendre sur soi cataclysmes et désastres (PRP : 113-114). Du coup, pour Germain, Prague est bien plus que Prague ; elle est, en tant que lieu historique où se superposent toutes les époques, en tant que cité tour à tour glorieuse et vaincue, un parangon de fragilité où le temps, en épousant la matière, la flétrit, la marque ; elle est cet affleurement de la peine à la surface des pierres, où mieux qu’ailleurs l’écriture peut la saisir.

24Ces trois « biographies urbaines », finement tissées à même les vies de quelques figures devenues mythiques, ne manifestent certes pas un semblable degré d’invention formelle. L’opuscule de Fourvel paraît ainsi enté sur la tradition des pèlerinages littéraires, alors que l’ouvrage illustré de Pajak participe, par certains côtés, des visions panoptiques et panoramiques issues des portraits de ville à la Paul Morand (on songe en particulier à son livre sur New York [1930]28). Le projet de Germain est sans doute plus original, qui réinvente une ville où les figures pragoises, réelles ou de fiction, se mêlent à d’autres êtres issus d’autres lieux pour finalement converger, par le prisme d’une allégorie, dans ce foyer purement subjectif qu’est la conscience d’une narratrice. La biographie de Prague devient ici une authentique « vie imaginaire », qui prétend à une autre vérité que celle des faits.

Notes

1  « [A] glorious fiction » : Sinclair (2000 : n.p.). Ackroyd, toutefois, insiste pour considérer son travail comme biographique et non historique, pour la simple et bonne raison que Londres est un corps, un être humain : « Some will object that such a biography can form no part of a true history. I admit the fault and plead in my defence that I have subdued the style of my enquiry to the nature of the subject. London is a labyrinth, half of stone and half of flesh. It cannot be conceived in its entirety » (2000 : 2).

2  Anne Cauquelin a bien signalé l’intérêt du paysage urbain :« Provoquant alors par jeu l’amateur de nature-nature, je pourrais avancer que le paysage urbain est plus nettement paysage que le paysage agreste et naturel… sa construction est plus marquée, plus constante, plus contraignante encore. Tout y est cadre et cadrage, jeux d’ombre et de lumière, clairière des carrefours et sentes tortueuses, avenues du regard et égarement des sens » (2002 : 133-134).

3  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention M, suivie du numéro de la page.

4  Ce titre s’adjoint un sous-titre qui n’est pas séparé par un signe de ponctuation, mais qui se donne pour la suite d’une phrase déjà entamée : avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin. Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention IS, suivie du numéro de la page.

5  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention PRP, suivie du numéro de la page.

6  Barry Lewis parle de la « nature fractale » de l’organisation de sa biographie de Londres (2007 : 121).

7  D’autres choix auraient été possibles, tels que Docteur Ferron de Victor-Lévy Beaulieu ([1991] 2001), d’ailleurs sous-titré « Pèlerinage », qui repasse par toutes les stations majeures de la trajectoire de l’auteur du Ciel de Québec. Pour une analyse de cette œuvre, voir Dion (2011).

8  Repris en 1979 chez Gallimard.

9  En italique dans l’original.

10  En italique dans l’original.

11  Ce passage fait beaucoup penser à la remarque de Paul Morand dans Venises :« Est-ce la destinée, ou est-ce ma faute : j’arrive toujours quand on éteint » (1971 : 14).

12  Pombo était du même avis, trouvant honteux que Calet ait ainsi traité ceux « qui l’[avaient] protégé à Montevideo » (M : 42).

13  Voir par exemple ce passage de la page 22 : « Pas très tendre Calet avec Aquiles. Le premier jour, la voix de Perlita se fatigue comme la lumière du soir. Nous sommes réveillés par le présent. Nous quittons le quartier de Pocitos dans un noir pas même froissé. Montevideo est une ville à vendre. » À la suite de Jean-François Augoyard, Michel de Certeau explique que les récits de pratiques d’espaces sont marqués par deux figures de style principales, la synecdoque (qui « nomme une partie au lieu du tout qui l’intègre » [1980 : 185]) et l’asyndète (qui consiste en la « suppression des mots de liaison, conjonctions et adverbes » [186]). « En fait, poursuit de Certeau, ces deux figures cheminatoires renvoient l’une à l’autre. L’une dilate un élément d’espace pour lui faire jouer le rôle d’un “plus” (une totalité) et s’y substituer (le vélo ou le meuble en vente dans une vitrine vaut pour une rue entière ou un quartier). L’autre, par élision, crée du “moins”, ouvre des absences dans le continuum spatial, et n’en retient que des morceaux choisis, voire des reliques. […] Au système technologique d’un espace cohérent et totalisateur, “lié” et simultané, les figures cheminatoires substituent des parcours qui ont une structure de mythe, si du moins on entend par mythe un discours relatif au lieu/non-lieu (ou origine) de l’existence concrète, un récit bricolé avec des éléments tirés de dits communs, une histoire allusive et fragmentaire dont les trous s’emboîtent sur les pratiques sociales qu’elle symbolise » (186-187).

14  La scène en question, démarquée du Grand voyage, est celle où Calet, tombé au plus profond de son désespoir, se serait « offert » à l’homosexuel Pombo, qui l’aurait refusé.

15  Plus loin, Fourvel fait état de ses repérages infructueux : « Il n’existe pas de calle Mercedes dans le quartier d’Atahualpa, contrairement à ce qu’a écrit Calet dans Un grand voyage » (M : 48).

16  En italique dans l’original.

17  L’italique est un passage de l’œuvre de Pavese cité par Pajak, sans référence.

18  Le tout premier dessin du livre montre la DS emboutie dans laquelle périt le père de Pajak à trente-cinq ans, alors que son fils en avait neuf. La composante autobiographique du livre est ainsi d’emblée mise en évidence.

19  Dans une entrevue donnée à Mathieu Lindon pour Libération, Pajak souligne qu’il avait pensé introduire d’autres personnages : « J’ai voulu ajouter Primo Levi qui, lui aussi, s’est suicidé à Turin. J’avais une cinquantaine de pages supplémentaires, ça devenait interminable. J’ai pensé également à y intégrer Dalida, j’avais vu à la télévision qu’elle avait voulu prendre l’avion pour Turin pour s’y suicider après le suicide du poète et chanteur italien Luigi Tenco dont elle était amoureuse. J’ai hésité, puis j’ai décidé de ne pas le faire, peut-être que je le regretterai » (Lindon, 1999 : n.p.).

20  Dans des toiles telles que La conquête du philosophe, L’énigme d’une journée, Malinconia torinese, Place d’Italie avec statue équestre, Nature morte : Turin printanier, que Pajak « reprend » en noir et blanc dans son livre (IS : 272-276).

21  L’italique est un passage de De Chirico, cité par Pajak, sans référence.

22  Voir à ce sujet Moyle (2008).

23  Je renvoie à la citation de Germain que j’ai placée en exergue au présent article.

24  « Le vent, le vent de l’encre se lève à son passage et souffle dans ses pas » (PRP : 14).

25  Écrite après la Révolution de velours, en 1992, La Pleurante des rues de Prague se déroule deux ans avant le dégel, à l’époque de la grisaille communiste. Cette époque est évoquée à demi-mot dans la septième apparition, alors que la Pleurante berce toute la ville avant de la rendre à son « présent maussade » (PRP : 61).

26  Voir par exemple la présentation de Maurice Nadeau à l’édition française des Boutiques de cannelle (dans Schulz, [1934] 1992 : 7-11). Il sera question plus loin de Kafka dans La Pleurante des rues de Prague.

27  La photo, intitulée « Sara, Warsaw, Poland, c. 1935-1938 », a été publiée dans l’album A Vanishing World en 1947.

28  Crystel Pinçonnat insiste sur le fait que New York constitue un texte de forme nouvelle et originale, le portrait de ville, que Morand a certes empruntée à Mac Orlan, mais en l’étendant à la dimension d’un livre entier. Forme hybride, qui couvre tout l’empan depuis le guide touristique jusqu’à l’essai mythologique, le portrait de ville commence et se termine par des visions panoramiques dignes des superproductions hollywoodiennes, qui font de la ville un objet clos et maîtrisé, à l’opposé des écritures plus modernes de la ville qui mettent en relief son caractère insaisissable, illimité, voire non sémiotisable (Pinçonnat, 2001 : 39-48).

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Notice biobibliographique

Professeur de littératures française et québécoise à l’Université du Québec à Montréal et directeur de la revue Voix et images, Robert Dion poursuit des recherches sur les fictions contemporaines et sur la biographie littéraire. À titre de coéditeur scientifique, il a fait paraître en 2007, aux Éditions Nota bene, un collectif ayant pour titre Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie. Avec Mahigan Lepage, il a supervisé en 2009 un dossier de la revue La Licorne consacré aux « Portraits biographiques ». Il a publié récemment, aux Éditions Nota bene, une monographie intitulée Une distance critique (2011), et, avec sa collègue Frances Fortier, un ouvrage ayant pour titre Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur (Presses de l’Université de Montréal, 2010).

Pour citer cet article :

Robert Dion (2013), « Paysages de l’écrivain. Les villes biographiées (Fourvel, Pajak, Germain) », dans temps zéro, nº 6 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document929 [Site consulté le 27 November 2023].

Résumé

Cet article traite de la ville dans la biographie à la lumière de trois cas de figure reliés à des écrivains. Dans le premier cas, l’analyse d’Henri Calet, Montevideo et moi (2006) de Christophe Fourvel envisage le pèlerinage de l’écrivain sur les lieux arpentés par le biographié. Dans le second cas, il s’agit, à partir de L’immense solitude (1999) de Frédéric Pajak, d’analyser le lieu en tant que scène surdéterminant l’existence des écrivains qui furent amenés à y jouer un rôle. Le troisième cas, sans doute celui qui se rapproche le plus de la biographie d’une ville, est celui de La Pleurante des rues de Prague (1992) de Sylvie Germain, où la cité paraît secréter un certain type d’histoires, une certaine mémoire qui émane du lieu sans toutefois s’y réduire.

This article focuses on the city in biography in light of three biographical works dealing with writers. In the first example, an analysis of Christophe Fourvel’s Henri Calet, Montevideo et moi (2006) considers the biographers pilgrimages to places frequented by the subject of his biography. The second example is Frédéric Pajak’s L’immense solitude (1999), in which places are analyzed as stages upon which writers made to play a part, therefore overdetermining their existence. The final example, which comes the closest to being a biography of a city, is Sylvie Germain’s La Pleurante des rues de Prague (1992), where the inner city seems to exude a certain type of story, to emanate a certain memory that cannot, however, be reduced to it.

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ISSN 1913-5963