Émilie Brière
Le laminage de l’événement et du quotidien
Quelle place pour l’individu dans L’adversaire d’Emmanuel Carrère ?
1 Cherchant à se ressaisir du réel depuis 1980, la littérature française contemporaine semble avoir trouvé dans le quotidien un nouveau champ d’exploration thématique et formelle. Pour tenter de rendre compte de cette matière qui échappe à toute définition stable par son caractère monotone et informe, plusieurs écrivains choisissent d’exclure de leurs récits tout ce qui pourrait « faire événement ». Dans des formes brèves voire fragmentaires, des auteurs comme Georges Perec (1983), Roland Barthes (1987), Annie Ernaux (1995 ; 2001) et Philippe Delerm (1997) s’efforcent d’observer et de retranscrire les menus faits qui composent la vie de tous les jours. Pour ce faire, ils se méfient de ce qui frappe fortement l’attention et risque de distraire l’observateur de ces micro-événements qui ne sont en rien « remarquables ». Selon ces auteurs, l’événement n’est pas seulement ce qui permet de définir le quotidien par la négative, il est aussi un obstacle à la description de ce dernier. Emmanuel Carrère, dans L’adversaire 1, explore aussi la vie quotidienne2, mais, contrairement à Ernaux, Perec ou Barthes, il le fait en s’appuyant paradoxalement sur un fait divers ayant bouleversé l’imaginaire social français durant l’année 1993. Dans ce roman, le quotidien du protagoniste ne peut s’appréhender que téléologiquement, à la lumière d’événements tragiques que le narrateur et le lecteur connaissant déjà. Or ces événements, aussi exceptionnels soient-ils, sont présentés dans une logique itérative propre à la vie quotidienne. Carrère revisite ainsi les catégories qui déterminent les démarches d’écriture du quotidien en intriquant étroitement l’ordinaire et l’exceptionnel. Cet enchevêtrement est présent dans la matière et la manière du texte grâce à l’utilisation de certains procédés stylistiques et narratologiques. De plus, son impact se fait sentir jusque dans l’élaboration des personnages et dans la conception de la subjectivité qui sous-tend celle-ci. À ce traitement particulier du quotidien s’adjoint donc une réflexion sur l’individu qui peine à se constituer en sujet singulier dès lors qu’il n’est déterminé que par sa façade sociale et sa routine. Si l’approche de Carrère est, à bien des égards, étonnante, elle trouve cependant son écho chez Bruce Bégout, à qui l’on doit l’essai La découverte du quotidien (2005). En effet, pour le romancier et le philosophe, le quotidien se conçoit comme un processus dynamisé par la rencontre entre le familier et l’exceptionnel qui doit être apprivoisé.
Le fait divers entre événement et quotidienneté
2 L’adversaire relate la vie de Jean-Claude Romand qui, le 9 janvier 1993, a tué sa femme, ses enfants et ses parents avant d’échouer à s’enlever lui-même la vie. L’enquête judiciaire a révélé par la suite qu’il n’était pas médecin comme il le prétendait depuis dix-huit ans. Détail encore plus aberrant s’il en est, Romand n’était ni espion, ni contrebandier, ni terroriste ; son mensonge « ne recouvr[ait] rien » (A : quatrième de couverture). Fondé sur une métalepse structurante, L’adversaire relate à la fois l’histoire de Jean-Claude Romand et celle d’Emmanuel Carrère, qui collige au fur et à mesure les informations nécessaires à la mise en récit de ce fait divers. Le texte se construit en effet à partir de la retranscription des témoignages que Carrère a entendus lors du procès, ainsi que des conversations et de la correspondance qu’il a entretenues avec Romand. Cette démarche d’écriture se présente comme une alternative aux discours officiels qui ont entouré l’affaire en ce que l’auteur ne cherche pas seulement à reconstituer la suite des événements qui ont immédiatement précédé les crimes commis le 9 janvier. Il s’intéresse également à la longue durée de la vie du coupable, à ce qui n’a pas « fait événement » mais qui n’en est pas moins à l’origine de gestes événementiels.
3Le fait divers implique déjà une tension entre l’événement et la quotidienneté. À la fois ordinaire et extraordinaire, routinier et spectaculaire, le fait divers, tant par ses mécanismes de publication que par sa nature même, brouille les frontières habituellement admises entre ce qui rompt la trame de la vie quotidienne et ce qui s’y insère avec fluidité. À ce sujet, Dominique Viart remarque que la fortune du fait divers dans la production littéraire contemporaine s’explique complémentairement par son caractère singulier et par sa faculté à condenser des réalités sociales communes : « Une tension s’installe alors entre la dimension exceptionnelle – ou extraordinaire – du fait divers considéré, stimulante sans doute pour l’imaginaire fictionnel, et sa valeur de symptôme, révélatrice d’un état social – « ordinaire » – que la part critique de la fiction prend en considération. » (Viart, 2002 : 154-155) Le mode de publication du fait divers reconduit ce paradoxe : il s’agit d’un événement dont le caractère suffisamment inhabituel lui vaut d’être rapporté dans les journaux. Or, paraissant dans un médium qui se caractérise lui-même par la régularité de sa diffusion, la valeur spectaculaire du fait divers se dissout dans le cumul de ces événements relatés journellement dans la presse. Carrère cultive cette ambivalence en exploitant l’affaire Romand non pas uniquement parce qu’elle condense de façon spectaculaire des tensions sociales sous-jacentes, mais aussi, et surtout, parce que son aberrance apparente voile une ressemblance, voire une identité fondamentale, entre une conduite anormale et blâmable et un comportement ordinaire et routinier. En d’autres termes, plutôt que de mobiliser le fait divers pour son caractère remarquable et son aptitude à instaurer une rupture dans le quotidien, l’auteur choisit de l’inscrire dans sa routine et celle de Romand.
Le laminage de l’événement et du quotidien
4Le projet d’écriture de Carrère, exposé en quatrième de couverture, témoigne de son intérêt pour la vie quotidienne de Romand :
J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête [celle de Jean-Claude Romand, dont il relate l’histoire] au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. (A : quatrième de couverture)
5Le récit de la vie de Romand est présenté non pas comme une suite d’événements liés entre eux par un rapport de causalité, mais comme une succession d’actions rituelles. Ainsi de la description de ses habitudes matinales :
Le matin, c’était lui qui conduisait ses enfants à l’école Saint-Vincent. Il les accompagnait jusque dans la cour, échangeait quelques mots avec les professeurs ou des mères d’élèves qui donnaient en exemple à leurs maris ce père si proche de ses enfants, puis il prenait la route de Genève. Il y a deux kilomètres jusqu’au poste frontière que franchissent deux fois par jour quelques milliers de résidents du pays de Gex travaillant en Suisse. Comme les habitués d’un train de banlieue, ils ont des horaires réguliers, se saluent entre eux et saluent les douaniers qui leur font signe de passer sans contrôle. (A : 94)
6L’utilisation de l’imparfait itératif signale la répétition quotidienne des activités décrites et les suspend dans une temporalité statique. En effet, ce n’est pas une journée type de la vie de Romand que Carrère relate, mais toutes les journées de sa vie, au sein desquelles les variations ne rompent pas la routine ; elles permettent au contraire d’en explorer les possibles. Lorsque Romand, plutôt que de se diriger vers Genève, emprunte la route de Divonne, du Jura ou d’ailleurs, cette modification du parcours ne se voit pas attribuer de valeur événementielle, en témoigne la persistance de l’imparfait (A : 96-97). Cette juxtaposition de descriptions et d’énumérations donne au roman l’aspect d’une mosaïque de tableaux plus ou moins statiques : la vie de Romand est présentée comme une succession de « quotidiens » qui se suivent et se ressemblent.
7Cela ne signifie pas pour autant que le récit ne contient aucun événement, que « rien ne se passe ». Au contraire, plusieurs événements, du plus infime au plus spectaculaire, sont relatés. Mais plutôt que de rompre le cours de la vie quotidienne, ils se trouvent rapidement insérés dans le temps cyclique qui la caractérise. Lorsque Romand entretient une liaison amoureuse avec Corinne, son ancienne voisine, leurs rendez-vous s’inscrivent dans une logique routinière :
Il a pris l’habitude, ce printemps-là, de venir un jour par semaine à Paris. Arrivé de Genève par le vol de 12 h 15, il descendait au Royal Monceau ou au Concorde La Fayette et, le soir, invitait Corinne dans un grand restaurant. [...] Ces dîners hebdomadaires avec Corinne sont devenus la grande affaire de sa vie. C’était comme une source qui jaillit dans le désert, quelque chose d’inespéré et de miraculeux. Il ne pensait plus qu’à cela, à ce qu’il allait lui dire, à ce qu’elle lui répondrait. [...] Avant, lorsqu’il partait de chez lui au volant de sa voiture, il savait que jusqu’à son retour s’étendait une longue plage de temps vide et mort où il ne parlerait à personne, n’existerait pour personne. Maintenant, ce temps précédait et suivait le moment de retrouver Corinne. Il l’en séparait et l’en rapprochait. (A : 118)
8Du point de vue du protagoniste, ces rencontres revêtent une valeur événementielle en ce qu’elles mettent fin à la monotonie et à la grisaille de sa vie de famille, de ses activités qui occupent habituellement ses journées de « travail ». Il s’agit bien, selon Romand, de quelque chose « d’inespéré et de miraculeux », qui « jaillit dans le désert » de sa vie quotidienne, accentuant le caractère extraordinaire de cet épisode inattendu qui s’inscrit en saillie par rapport à la platitude de la routine, cette « longue plage de temps vide et mort ». Cet effet est relayé par la nature même de l’événement relaté. Le terme « aventure », communément utilisé pour désigner une relation extraconjugale, véhicule dans son contenu sémantique la nature inhabituelle et imprévue de ce type de rapport. En plus de s’inscrire dans un temps limité, dont on connaît le début et la fin, l’« aventure » est connotée axiologiquement : elle dérange les normes morales et les valeurs qui président à l’établissement de celles-ci.
9Si la liaison amoureuse qu’entretient Jean-Claude Romand avec Corinne se situe d’office du côté de l’événementiel, cela n’empêche pas Carrère de la replacer dans une logique de répétition. La relation dure une saison entière, assez longtemps pour devenir une habitude. Elle est intégrée au temps cyclique de la semaine et, à ce titre, elle requiert l’adjonction d’une série d’autres activités routinières qui s’y greffent : l’arrivée de Genève par le vol de 12h15, le séjour dans un hôtel luxueux, souvent le même, le souper dans un grand restaurant. Même l’aspect le plus imprévisible de leurs rencontres, les paroles qui seront prononcées, est anticipé par Romand. L’aventure extraconjugale voit donc sa singularité rabattue au niveau du quotidien : elle ne ponctue pas la trame de la vie de Romand comme un moment précis et unique, elle la rythme.
10Il en va de même pour l’événement le plus spectaculaire de la vie du protagoniste. Avant d’en arriver au récit des meurtres, le narrateur décrit avec force détails la semaine qui les a précédés en insistant sur la ressemblance entre l’emploi du temps de cette semaine-là et celui des semaines précédentes :
Ils ont passé le dimanche au « Grand Tétras », le chalet du col de la Faucille où ils avaient leurs habitudes. (A : 153)
Il partait toujours tôt le jeudi, jour de son cours à Dijon, pour avoir le temps de passer à Clairvaux voir ses parents. (A : 158)
Le soir, comme tous les soirs, il a rappelé ses parents pour leur souhaiter bonne nuit. (A : 159)
11La narration, qui s’occupait jusqu’alors de brosser à grands traits et dans un temps suspendu le tableau de la vie quotidienne de Romand, s’attache désormais à la description minutieuse du cycle hebdomadaire.
12Ce resserrement du temps est accentué par un autre effet de loupe, qui affecte jusqu’au récit de cette journée bouleversante du 9 janvier. Faute de ne pouvoir s’appuyer sur le témoignage de Romand – lui-même n’ayant pas souvenir du meurtre de sa femme –, Carrère ne relate pas le geste criminel. Ne demeurent alors que les événements qui ont précédé le drame : les courses au centre commercial, le coucher des enfants, un coup de téléphone de la mère de Florence. La narration, sous la forme du témoignage de l’accusé, reprend donc comme suit : « Je suis incapable de dire ce qui s’est passé entre le moment où je consolais Florence sur le canapé et celui où je me suis réveillé avec le rouleau à pâtisserie taché de sang entre les mains. » (A :161) Les gestes effectués par Romand à son réveil sont lourds de sens : « Après s’en [le rouleau à pâtisserie] être servi, il l’a lavé dans la salle de bains, assez soigneusement pour qu’aucune trace de sang ne soit visible à l’œil nu, puis rangé. » (A : 161) Ces actions figurent les activités ménagères habituelles : le nettoyage, la préparation des repas. Les traces de l’événement s’effacent concrètement et symboliquement ; le quotidien reprend ses droits.
13Quant aux meurtres de ses enfants et de ses parents, Romand en conserve un souvenir plus clair, quoique fragmentaire. S’ils peuvent dès lors être relatés, ces événements sont eux aussi rattrapés par la routine, celle du lever des enfants en amont (A : 162), celle de l’achat des journaux en aval (A : 165). De même, en partant de chez ses parents après les avoir tués, Romand explique :
En quittant Clairvaux, j’ai eu le même geste que d’habitude : je me suis retourné pour regarder le portail et la maison. Je le faisais toujours car mes parents étaient âgés et malades et je me disais que c’était peut-être la dernière fois que je les voyais. (A : 168)
14Plus encore, la conduite meurtrière du protagoniste évoque celle des tueurs en série en ce qu’elle est caractérisée par la récurrence de certains motifs. Romand emploie le même stratagème pour attirer à lui ses futures victimes : « Il avait fait monter ses enfants à l’étage, chacun à son tour, il a fait la même chose avec ses parents. » (A : 166) Une fois les actes commis, il dissimule les cadavres sous une couverture : Caroline a été « recouverte de sa couette » (A : 164), M. Romand « d’un dessus-de-lit en velours côtelé lie-de-vin » (A : 166), Mme Romand « d’un dessus-de-lit vert » (A : 167), et leur chien « d’un édredon bleu » (A : 167). Le caractère événementiel des meurtres, déjà édulcoré par leur inscription dans la routine hebdomadaire et journalière, se voit presque anéanti par la répétition des mêmes gestes pour les cinq crimes. Dans L’adversaire, l’événement semble être tout entier contenu dans la déflagration, ce bref instant immédiatement relayé par la routine, comme s’il ne parvenait que très brièvement à rompre le tissu de la vie.
15Pourtant, le caractère événementiel des homicides ne peut être mis en doute : rien ne bouleverse plus la vie que la mort. Ainsi, la journée du 9 janvier 1993 n’a pas « fait événement » uniquement dans la vie du meurtrier : elle a ébranlé celle de ses proches et celle de la France entière, affectée par le battage médiatique entourant ce qui est rapidement devenu « l’affaire Romand ». Le narrateur n’y a pas échappé, mais dès l’incipit de son récit, cet événement est assimilé à son quotidien. Le texte s’ouvre sur la phrase suivante : « Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné. » (A : 9) Dans la structure de la phrase, l’événement est subordonné grammaticalement à la vie ordinaire. De plus, la valeur événementielle de l’acte est atténuée par l’imparfait que commande la subordonnée temporelle. L’emploi du verbe « tuer », verbe perfectif qui envisage le commencement et le terme de l’action, dans un temps d’aspect sécant, qui n’enferme pas l’action dans des limites temporelles, produit un effet d’étrangeté, lequel est aggravé par des considérations d’ordre axiologique. Selon une échelle de valeurs communément admise, on conçoit l’action de tuer comme un acte hors du commun. Il est étonnant qu’un geste aussi lourd de conséquences puisse constituer l’arrière-plan circonstanciel d’une activité aussi anodine que celle d’assister à une réunion pédagogique. Cet effet de décalage entre la gravité de l’acte et la banalité de la routine ressurgit plus loin : « Nous sommes ensuite allés déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas. » (A : 9)
16Cette logique ne touche pas uniquement Romand et le narrateur, elle atteint aussi les personnages secondaires du récit. Elle se perçoit particulièrement bien dans l’histoire relatée immédiatement après l’incipit, celle de Luc et Cécile, un couple d’amis très proches des Romand. Paradoxalement, tout en altérant le cours de la vie, le drame instaure un nouvel ordre, une nouvelle stabilité. Après avoir brièvement tenté de rejeter l’événement, n’arrivant pas à croire ce que les gendarmes leur disaient, Luc et Cécile se sont rendus à l’évidence : « Ils ont dû admettre [...] qu’il allait falloir vivre avec ça » (A : 18). De fait, l’événement ne rompt pas le cours normal des jours, mais il s’ajoute à lui ; il le modifie, mais ne l’annihile pas. Ainsi, dès le soir du 9 janvier, la petite communauté du pays de Gex trouve de nouvelles habitudes :
Le premier soir, leur bande d’amis s’est réunie chez eux et ç’a été pareil tous les soirs pendant une semaine. On restait jusqu’à trois, quatre heures du matin à essayer de tenir le coup ensemble. On oubliait de manger, on buvait trop, beaucoup se sont remis à fumer. Ces veillées n’étaient pas des veillées funèbres, c’étaient même les plus animées qu’ait connues la maison car le choc était tel, il précipitait dans un tel maelström de questions et de doutes qu’il court-circuitait le deuil. Chacun passait au moins une fois par jour à la gendarmerie, soit parce qu’il y était convoqué, soit pour suivre les progrès de l’enquête, et tout au long de la nuit on en discutait, on comparait les informations, on échafaudait des hypothèses. (A : 19)
17L’emploi de l’imparfait et l’inscription des activités dans un temps cyclique (« tous les soirs pendant une semaine ») signalent une fois de plus le caractère régulier du vécu, cela malgré le fait que la routine décrite soit celle d’une semaine particulière. Les journées se ressemblent, elles sont prévisibles. Force est de constater que la nouvelle, pourtant perçue comme un « choc », n’aura finalement produit que le remplacement d’un ordre par un autre ; différent du précédent, il n’en est pas moins répétitif.
18 Si, dans L’adversaire, l’intrication entre quotidienneté et événementiel est largement sentie comme une implication du second dans la première, l’inverse est également vrai. Le roman ne met pas simplement en scène un processus par lequel la routine familière « digère » l’étrangeté événementielle. Il s’agit plutôt d’une intrication de l’un dans l’autre, où l’événement conditionne aussi l’appréhension, la mise en récit et l’acte de lecture du quotidien3. La démarche d’écriture de Carrère n’est pas sans faire penser à celle d’un journaliste d’enquête qui s’attache à retracer les jours, les semaines, les mois et même les années qui précèdent les crimes en y cherchant les indices permettant non seulement d’identifier le coupable, mais de comprendre ses motivations4. Car il s’agit bien de l’objectif que se donne Carrère : « comprendre, enfin, ce qui, dans une expérience humaine aussi extrême [l]’a touché de si près et touche, […] croi[t-il], chacun d’entre nous. » (A : quatrième de couverture) Cette interrogation du passé proche et lointain de Romand est d’ores et déjà orientée vers la fin que le protagoniste anticipe parfois, que le narrateur rappelle constamment et que le lecteur, mis au fait de « l’affaire Romand » par les médias, connaît. La tension téléologique du récit se fait sentir à maintes reprises dans le roman. Elle passe par les commentaires métadiégétiques du narrateur : « Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être, et que ce mensonge puéril lui ferait dix-huit ans plus tard massacrer ses parents, Florence et les enfants qu’il n’avait pas encore ? » (A : 77), ou encore par le biais de réflexions prêtées à Romand : « Sans savoir d’où le premier coup allait venir, il savait que la curée approchait. » (A : 146) Ce qui, a priori, ne présentait rien de remarquable incube en réalité un événement à venir : « Le danger pouvait venir de partout, le plus infime événement de la vie quotidienne mettre en marche le scénario-catastrophe que rien n’arrêterait. » (A : 133)
19Chez Carrère, le quotidien et l’événementiel sont impliqués l’un dans l’autre et en viennent à se confondre ontologiquement. L’événement ne jaillit pas de la vie quotidienne indépendamment d’elle : en amont, il s’inscrit dans des indices, et en aval, il laisse des traces qui prennent la forme d’une reconfiguration de la routine. De façon complémentaire, il survient aussi dans une logique de répétition des motifs routiniers qui sont, eux, caractéristiques de la quotidienneté. La « saillie » événementielle s’estompe et le « creux » quotidien n’est plus si morne dès lors que l’extraordinaire couve en son sein. En cela, la démarche d’écriture de Carrère relève de ce que nous proposons d’appeler une « esthétique du laminage », qui nivelle la trame d’une vie jamais tout à fait quotidienne ni tout à fait imprévisible, et au sein de laquelle les éléments issus de deux pôles réputés inconciliables tendent à se confondre.
Quelle place pour l’individu ?
20Au laminage du quotidien et de l’événement s’adjoint une seconde mise à plat, celle de la profondeur de l’individu. Comme le remarque Étienne Rabaté dans son article « Lecture de L’adversaire d’Emmanuel Carrère : le réel en mal de fiction », L’adversaire pose avec insistance une question emblématique des problèmes qui occupent le roman contemporain, celle de l’accessibilité de la vérité intérieure :
Ce qui en définitive fait défaut à Romand, c’est l’intériorité, et à sa place s’instaure comme une conscience aliénée, un moi toujours sur le point de se transformer en autre, et de détruire ce qui lui est propre. Ce trouble ontologique est-il caractéristique de notre époque ? Je crois qu’on peut effectivement en déceler des traces dans la fiction contemporaine […]. Ce qui est scandaleux […] c’est justement, au-delà de la perte de repères idéologiques qui est la marque de toute une génération, l’absence à la fois gênante et fascinante de l’intériorité des personnes et des personnages. (Rabaté, 2002 : 125)
21Dès lors que l’intériorité est inaccessible, voire inexistante, l’individu ne peut s’appréhender que par sa façade sociale. Or la vie quotidienne, conçue comme une répétition d’actes familiers, prévisibles et communs, tend à uniformiser les apparences et fait obstacle à l’élaboration d’une subjectivité singulière. La proximité des expériences vécues confère un caractère « interchangeable » aux vies quotidiennes décrites, et conduit l’individu à se reconnaître chez autrui. Ce qui distingue Romand des autres membres de sa communauté ne tient qu’à très peu de choses : essentiellement, au fait que l’image qu’il projette est un mirage. Cette différence, pourtant de taille, seul Romand était en mesure de la percevoir avant qu’elle ne soit révélée une fois les crimes commis. Dans de telles circonstances, le doute plane sur l’ensemble des individus dont on ne sait ce que leur façade cache en réalité. L’hypocrisie de Romand sape la confiance que chacun peut avoir en son semblable. À cet égard, Marie-Pascale Huglo fait remarquer que L’adversaire met en cause certains présupposés auxquels le roman moderne était attaché : « On sait à quel point la fiction de la transparence intérieure travaille le roman moderne, transparence que les mensonges de Romand et la fortune de ses faux-semblants compromettent. » (Huglo, 2004 : 50) En ce sens, Carrère se confronte à un second enjeu du roman contemporain, lequel doit composer avec un soupçon affectant tant la mise en récit que la conception de l’individu.
22La façade sociale étant le seul mode d’accès à autrui, plusieurs similitudes entre les parcours des personnages sont remarquables à travers le roman. L’auteur dresse un parallèle entre Jean-Claude Romand et Luc qui tient presque du miroir :
L’idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans ce rêve, Jean-Claude faisait office de double et qu’il s’y faisait jour des peurs qu’il éprouvait à son propre sujet : peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n’était rien. (A : 16)
23Cette confusion des identités, qu’on pourrait mettre sur le compte de l’amitié qui unit les deux hommes, s’étend en réalité à l’ensemble des habitants du pays de Gex :
Tous ont à peu près le même train de vie. Ils habitent d’anciennes fermes transformées en villas confortables. Le mari se rend au bureau en Mercedes. Sa femme vaque en Volvo à ses emplettes et à diverses activités associatives. Les enfants fréquentent l’école Saint-Vincent, à l’ombre du château de Voltaire, qui est privée et coûteuse. (A : 20)
24L’utilisation de la troisième personne du pluriel et des déterminants définis de généralité (le mari, la femme, les enfants) dissout l’individu dans la collectivité, laquelle finit par renfermer jusqu’au narrateur lui-même.
Comme moi, comme Luc, comme tous les jeunes pères, Jean-Claude a acheté un appareil à la naissance de sa fille et photographié avec ferveur Caroline puis Antoine bébés [...]. (A : 89)
25La ressemblance du narrateur et de Jean-Claude innerve tout le texte et touche aux moindres détails. Carrère y insiste à plusieurs reprises :
Je pensais au studio où je vais chaque matin après avoir conduit les enfants à l’école. Ce studio existe, on peut m’y rendre visite et m’y téléphoner. J’y écris et rafistole des scénarios qui en général sont tournés. Mais je sais ce que c’est de passer toutes ses journées sans témoin : les heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister. (A : 99)
26Comment ne pas entendre distinctement dans cette dernière phrase ce que le narrateur dit à propos des pensées de Jean-Claude Romand : « ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin » ? Dans ce passage, la concordance des expériences vécues ne tient pas seulement aux gestes « visibles », à l’emploi du temps, à tout ce qui est perceptible du dehors. Elle relève du « ressenti », de l’intériorité, de la subjectivité.
27 C’est ce processus d’identification qui conduit à l’impossibilité de dire « je » pour le narrateur. Ainsi écrit-il à Romand :
Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire « je » pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire « je » pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. Or je ne peux pas. Les phrases se dérobent, le « je » sonne faux. (A : 204)
28Manifestement, Carrère tente de se désolidariser de Romand par l’emploi du « je », mais cette tentative se solde par un échec. Paradoxalement, cet échec renforce la similitude avec Romand, qui lui non plus ne parvient pas à se constituer en sujet. À la lettre de Carrère, il répond : « Il me semble aussi que cette impossibilité de dire "je" pour vous-même à mon propos est liée en partie à ma propre difficulté à dire "je" pour moi-même. » (A : 205-206) De la ressemblance des façades sociales à celle des vies intérieures, il n’y a qu’un pas, que Carrère franchit ici.
L’inquiétante familiarité de la vie quotidienne
29Ainsi exposé par Carrère, ce double laminage – le nivellement de l’événement et de la routine et la réduction de l’individualité à sa façade – trouve un écho dans la définition que Bruce Bégout donne de la vie quotidienne. À rebours de l’idée répandue voulant que le quotidien s’oppose à l’événement, il montre que les deux notions sont intrinsèquement liées au point d’affirmer que la vie est impensable en dehors de la quotidienneté. L’événement doit donc être pensé à partir du quotidien, et non à l’écart de lui. Bégout propose alors de définir ce dernier non pas comme une substance ou une qualité particulière, mais comme un processus dynamique par lequel l’étrange et l’étonnant finissent nécessairement par devenir familiers :
À partir du moment où ses manifestations récurrentes l’inscrivent dans l’ordre des choses, l’événement le plus exceptionnel devient peu à peu quotidien. Rien ne résiste à la familiarisation quotidienne, pas même l’extraordinaire ou le miraculeux. Avec le temps, elle engloutit tout. (2005 : 40)
30Le philosophe affirme ensuite que même les événements les plus spectaculaires font partie de la vie quotidienne au même titre que les faits les plus banals :
On a certes de bonnes raisons de croire qu’un événement exceptionnel, comme la mort, constitue, au premier abord, un déchirement de la trame continue de la vie quotidienne, mais on doit reconnaître néanmoins que sa ritualisation, qui la transforme en un fait administratif, religieux et familial, la réinsère dans le cours des choses. Le quotidien s’oppose ainsi au non quotidien comme à tout ce qui ne présente pas l’aspect d’une répétition connue, que ce soit un fait inhabituel ou une situation hors du commun. Vu sous cet angle, peu de choses échappent au monde quotidien et à sa puissance de familiarisation. (Bégout, 2005 : 41)
31L’exemple de la mort utilisé par Bégout pour illustrer son propos ne manque pas d’intérêt lorsqu’on le lit à la lumière du roman de Carrère. Les crimes commis par Romand, aussi événementiels soient-ils, ne sont jamais envisagés autrement que dans une logique de répétition, et cela se fait sentir à tous les niveaux de la narration. Du point de vue de l’histoire du meurtrier, les habitudes qui meublent ordinairement ses journées ne sont pas bouleversées ni par la préparation des actes, ni, immédiatement après eux, par leurs conséquences. Pareil effet est remarquable dans l’ensemble de la diégèse : les proches de Romand, pour lesquels la nouvelle du drame revêt nécessairement un caractère extraordinaire, modifient leur emploi du temps habituel sans que celui-ci ne perde son caractère routinier. De même, sur le plan métadiégétique, le narrateur subordonne le récit des crimes monstrueux de Romand à celui, banal, de son propre emploi du temps.
32À cinq ans d’intervalle, Carrère et Bégout développent chacun à leur façon une thèse similaire, à savoir que le quotidien et l’événement sont intrinsèquement liés et qu’ils s’impliquent mutuellement. Or Bégout n’envisage pas que le processus de familiarisation puisse engendrer autre chose qu’un sentiment de sécurité : « En général, le monde de la vie vise à supprimer l’inconnu ou, à tout le moins, à lui donner une forme douce, convenue et acceptable, susceptible d’entrer dans l’ordre des choses. » (Bégout, 2005 : 45, l’auteur souligne) Sur ce point, le romancier et le philosophe semblent avoir des opinions divergentes. La domestication des actes monstrueux de Romand ne produit assurément pas l’effet rassurant décrit par Bégout.
33Jean-Claude Romand, Luc, Emmanuel Carrère, les habitants du pays de Gex et, par extension, tous les individus inclus dans le pronom « on » récurrent, ont sensiblement le même emploi du temps, suivent un parcours qui, apparemment, ne diffère pas, disent, pensent et ressentent les mêmes choses. Dans ce contexte de dépersonnalisation propre à la vie quotidienne, compartimenter les crimes abominables de Romand comme étant le fait d’un seul homme pose problème. La familiarisation, plutôt que de rassurer, produit alors un malaise : en quoi le meurtrier est-il différent de soi ? La possibilité de s’accommoder d’actes aussi terribles, de les voir s’intégrer avec une certaine fluidité à sa routine, est cela même qui provoque l’angoisse du narrateur. Comme le souligne Étienne Rabaté, « le Mal n’est pas le fait d’une cause extérieure, qui épouvante mais que l’on identifie, il est en nous, il est tapi dans l’impensé du quotidien, dont il est un devenir possible. Dans l’imaginaire contemporain, le Mal s’est sécularisé, il est entré dans la vie de tous les jours et a pris les traits du plus familier. » (Rabaté, 2002 : 124) En ce sens, L’adversaire donne à lire le quotidien non pas comme « un domaine intérieur, où règnent sécurité et confiance » (Bégout, 2005 : 44), mais comme le lieu d’une inquiétude irréductible et effarante.
34 Au fil de son ouvrage, Bégout tempère ses positions de départ et laisse se profiler un paraxode : si aucun événement n’échappe à la familiarisation, celle-ci peut cependant être incomplète. Elle engendre alors un sentiment d’inquiétude plutôt que de sécurité. Reprenant les célèbres travaux de Freud sur l’unheimlichkeit, il admet que le familier peut aussi être source d’angoisse :
Selon nous, la raison pour laquelle une situation familière (un objet, un lieu, une phrase ou une personne connus) devient tout d’un coup inquiétante tient uniquement à la divulgation de cette étrangeté primitive que la familiarisation aurait dû depuis longtemps mettre sous l’éteignoir. Ce qui est donc angoissant, c’est que le familiarisé ne l’a pas été assez puisqu’il laisse encore se faufiler l’inquiétude natale qu’il avait pour fonction de réprimer. Le fait qu’un objet familier puisse tout d’un coup revêtir une apparence inquiétante […] jette le trouble sur la faculté de l’existence quotidienne de contenir l’incertitude originelle de notre condition. C’est de ce flottement entre le familier et l’étrange que naît l’état d’anxiété, lequel peut, si l’égarement se prolonge un certain temps, virer à l’épouvante. (2005 : 448)
35Si Bégout et Carrère reconnaissent tous deux qu’une inquiétude peut émaner du quotidien, ils imputent ce malaise à des causes différentes. Pour Bégout, ces situations sont à mettre au compte d’une familiarisation déficiente et lacunaire qui aurait refoulé l’étrangeté plutôt que de l’acclimater à la vie quotidienne. Carrère constate non pas le contraire, mais l’envers de la proposition de Bégout. Dans L’adversaire, le malaise naît d’une familiarisation suractive qui opère lors même que l’individu voudrait tenir à distance l’élément bouleversant. On pourrait alors avancer que le premier sous-estime l’efficacité du processus de familiarisation qu’il décrit, alors que le second en montre la portée parfois trop grande.
36 À rebours de l’idée selon laquelle la vie quotidienne se situe dans les interstices qui encadrent des événements remarquables, Carrère tend à gommer la frontière qui sépare l’extraordinaire de l’ordinaire, le spectaculaire du rituel. Cette conception distingue son roman des autres mises en récit de la quotidienneté nourries par un imaginaire social qui sauvegarde la rupture entre ces deux univers. À terme, le laminage de l’événement et du quotidien finit par estomper le contour des individus, à faire disparaître leur subjectivité dans la collectivité générique. En cela son récit se distingue aussi de l’esthétique néo-romanesque, laquelle mettait en scène une fragmentation du « moi ». Cette notion n’a plus cours chez Carrère. Elle est devenue obsolète dès lors que le « je » est privé de profondeur : il n’est qu’une façade « qui ne recouvre rien », il est constamment menacé d’impersonnalisation et se dissout dans un « on ». Le discours social qui proclame l’« ère de l’individu » est mis à mal dans L’adversaire où l’on devine au contraire l’avènement de l’ère du collectif.
Notes
1 Désormais, les renvois à la même édition de ce roman seront signalés par la mention A suivie du numéro de page.
2 Cette question de la mise en récit du quotidien dans L’adversaire a peu occupé la critique, laquelle s’est attachée principalement à l’étude de l’espace discursif trouble que le roman se ménage, à la fois récit factuel et récit fictionnel (Wagner, 2002), à l’exploration des tensions entre le réel et la fiction qui le traversent (Rabaté, 2002), ou à l’examen des modalités de la voix narrative (Huglo, 2004). Or, l’approche que nous favoriserons ici, si elle s’écarte des travaux antérieurs en interrogeant un autre enjeu du texte, permettra en dernière analyse de rejoindre certaines de leurs conclusions, notamment en ce qui concerne l’inaccessibilité de la vérité intérieure ou la précellence des apparences et de la façade sociale dans les rapports à autrui.
3 L’appréhension du quotidien à la lumière de l’événement est une problématique abondamment développée dans le dernier roman de Carrère Un roman russe. Ce récit autobiographique relate, entre autres, le séjour de l’auteur dans un petit village ouvrier en Russie pour y filmer la vie quotidienne de ses habitants. Initialement, le narrateur rebute à appréhender le quotidien autrement qu’au fil du hasard des rencontres : « On me dit qu’il faudrait affiner mon approche, trouver un angle. […] Je réponds que je ne sais pas ce qu’il y aura dedans, que je ne veux pas le savoir, que si je veux faire un film c’est pour l’apprendre. » (Carrère, 2007 : 99) La suite du récit le montre toutefois désemparé devant cette matière qui ne se laisse pas saisir aussi facilement qu’il l’escomptait. Il explique son désenchantement par le constat de la perte d’« une singularité précieuse qui se diluerait dans la grisaille oppressante des jours. » (Carrère, 2007 : 212) Au final, le montage du film se fera selon un angle dicté par un événement similaire à celui qui a motivé l’écriture de L’adversaire, le meurtre de l’une des habitantes de Kotelnitch et de son enfant : « C’était un film désormais, et non plus un chaos d’instants épars. […] Le film est devenu le récit du deuil d’Ania […]. » (Carrère, 2007 : 341) À plusieurs égards, ce roman dévoile donc l’impossibilité de mettre le quotidien en récit autrement qu’à la lumière d’un événement qui en organise la trame.
4 La figuration du narrateur en journaliste ne passe pas uniquement par l’analogie implicite entre le projet d’écriture du premier et la démarche investigatrice du second ; elle s’inscrit explicitement dans le texte : « […] j’ai pensé filer sur place. M’installer dans un hôtel de Ferney-Voltaire, jouer le reporter fouineur et qui s’incruste. » (A : 34), « Pour être sûr d’être bien placé, je me suis fait accréditer aux assises de l’Ain par Le Nouvel Observateur. » (A : 46), « Le vieux routier de L’Est républicain me tutoyait en me versant des chopines, la jolie fille de L’Humanité me souriait. Je me suis senti adoubé par ces gens dont l’humanité me plaisait. » (A : 147)
Bibliographie
BARTHES, Roland (1987), Incidents, Paris, Seuil (Philosophie générale).
BÉGOUT, Bruce (2005), La découverte du quotidien, Paris, Allia.
CARRÈRE, Emmanuel (1995), L’adversaire, Paris, P.O.L. (Folio).
CARRÈRE, Emmanuel (2007), Un roman russe, Paris, P.O.L. (Folio).
DELERM, Philippe (1997), La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, Gallimard (L’arpenteur).
ERNAUX, Annie (1995), Journal du dehors, Paris, Gallimard (Folio).
ERNAUX, Annie (2001), La vie extérieure, Paris, Gallimard (Folio).
HUGLO, Marie-Pascale (2004), « L’avocat du diable ? Le Romand d’Emmanuel Carrère », dans Marie-Pascale HUGLO et Sarah ROCHEVILLE [dir.], Raconter ? Les enjeux de la voix narrative dans le récit contemporain, Paris, L’Harmattan (Esthétiques), p. 39-57.
PEREC, Georges (1983), Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois.
RABATÉ, Étienne (2002), « Lecture de L’adversaire d’Emmanuel Carrère : le réel en mal de fiction », dans Matteo MAJORANO [dir.], Le goût du roman, Bari, B.A. Graphis (Marges critiques), p. 120-133.
VIART, Dominique (2002), « Écrire avec le soupçon – enjeux du roman contemporain », dans Michel Braudeau, Lakis Proguidis, Jean-Pierre Salgas et al., Le roman français contemporain, Paris, Ministère des affaires étrangères – adpf, 2002, p. 130-174.
WAGNER, Frank (2002), « Le "roman" de Romand (à propos de L’adversaire d’Emmanuel Carrère) », Roman 20/50, no 34 (décembre), p. 107-124.