Marie-Pascale Huglo

Présentation

1 À la fois partout et nulle part, omniprésent et élusif, sans commencement ni fin, le quotidien excède toute tentative de saisie et pourtant, théoriciens, écrivains et critiques s’y intéressent1. Loin de laisser le quotidien reposer dans sa pseudo-évidence (Bégout, 2006), ils s’interrogent sur la réalité changeante et polymorphe de ce qui, chaque jour, revient et constitue le « bruit de fond » (Perec, 1989 : 11) de nos vies. Michael Sheringham (2006) a proposé une synthèse de l’enchevêtrement théorique et littéraire de la notion de quotidien dont il situe l’émergence dans la France d’après Guerre. Au cours des années soixante-dix, le quotidien passe au premier plan dans une partie de la production littéraire pour ensuite se disséminer et se diversifier (ibid.) de sorte à devenir une composante importante de la littérature. Il n’est plus à prouver que le souci pour le quotidien caractérise, entre autres, la littérature de notre temps, souci qui débouche aujourd’hui sur des pratiques narratives hétérogènes. Le quotidien s’avère désormais indissociable de l’esthétique post-moderne, dans laquelle il circule entre idéalisation nostalgique et exploration du présent, réalisme critique et fiction ludique.

2 Partie prenante de l’écriture journalière (journaux intimes, carnets) — que nous n’étudierons cependant pas dans ce dossier — le quotidien participe de la volonté d’écrire le monde dans ce qu’il a de plus concret et d’y consacrer d’autant plus de « petits récits » que les grands récits ont perdu leur légitimité tandis que le local, dans sa multiplicité et sa dissémination même, devient l’un des « lieux » privilégiés de la littérature actuelle. Pourtant, si les récits du quotidien participent de l’individualisme propre à la culture contemporaine, ils ne s’y réduisent pas et constituent même, dans bien des cas, une interrogation des frontières entre l’individuel et le collectif. D’autre part — et c’est là un aspect que ce dossier met bien en relief — l’intérêt pour le minuscule ne se limite pas aux célébrations du quotidien (Cousseau, 2001) cherchant à redonner au monde, par le menu, une quasi-transcendance et à recueillir les petits bonheurs sur un mode positif. Enfin, si le quotidien participe de la littérature du « pas grand-chose » et du « presque rien » (Poirier, 2004) tournant le dos à l’extraordinaire pour s’immerger dans l’immanence, il ne se ramène pas à la seule saisie phénoménologique ou affective d’une réalité atomisée.

3 Les récits du quotidien sont bien représentatifs de la transitivité propre à la relance de la littérature française (Viart et Vercier, 2005), mais leurs inflexions les plus récentes montrent que cette transitivité n’hésite pas à passer par le virtuel ou l’artifice pour raconter. Autant bien des récits contemporains préfèrent à l’intrigue romanesque une « logique du sensible » (Fortier et Mercier, 2004) plus ténue, autant on peut voir que c’est aussi par le recours avoué à la fiction romanesque que le quotidien en vient à s’écrire. Comme le rappelle Michael Sheringham, les récits inventent un quotidien qui ne saurait en lui-même s’objectiver. Réciproquement, la « contrainte » du quotidien soulève d’emblée une question de récit sur laquelle René Audet insiste. Les articles réunis dans ce dossier examinent tous les relations entre narrativité et quotidien à partir d’une lecture critique de récits et de romans de notre temps. Ils se démarquent des études existantes à la fois par l’accent qu’ils mettent sur les enjeux narratifs du quotidien et sur la contemporanéité de cette prose : la majorité des œuvres abordées ont été publiées au cours des quinze dernières années. Sans négliger de prendre en considération les acquis d’une histoire littéraire contemporaine marquée par la fin des avant-gardes et le « retour du récit » (Viart et Vercier, 2005 : 17), ce dossier aborde donc de plain-pied une littérature en train de se faire, tentant de repérer lignes de forces et déplacements significatifs. Il y a là un risque, mais il nous a semblé que le premier dossier de la revue temps zéro est le lieu tout désigné pour faire de ce risque un espace critique de réflexion et d’analyse spécifiquement contemporain.

4 Si raconter le quotidien pose la question du récit, c’est que la vie de tous les jours dans ce qu’elle a de plus commun se tient en deçà de l’événement, en deçà même du remarquable : l’ordinaire du temps est tissé de parcours usuels, d’actions prévisibles, d’incidents aléatoires, de moments déconnectés les uns des autres. En cela, le quotidien contreviendrait à l’ordre du récit et aux attentes qu’il suscite : peut-on encore parler de récit à partir du moment où l’événement transformateur se trouve évacué pour laisser place à des gestes, des motifs, des impressions ou des incidents infimes dépourvus de conséquences ? Si l’on définit le récit comme agencement narratif cohérent d’ordre événementiel, il semble plutôt voué à rater le quotidien. Cette définition stricte repose sur l’horizon d’attente qui, aujourd’hui encore, associe le récit au surgissement de l’inattendu, de l’inhabituel, bref, à ce qui, précisément, rompt avec le quotidien pour se tourner vers un « à venir » autre. Or n’est-ce pas justement cet élan vers l’avenir qui, dans les fables contemporaines, se trouve généralement compromis ? De fait, c’est sur la base d’une opposition principielle entre l’ordre du récit et le quotidien quelconque que la prose narrative contemporaine mobilise d’autres façons de raconter, contribuant par là à déplacer les attentes ou à jouer avec elles au second degré. Que l’on distingue alors entre le récit proprement dit et une narrativité disséminée et composite ou que l’on conçoive plutôt le récit comme une forme en elle-même composite se réinventant sans cesse, la question de l’événement se trouve au cœur de la prose narrative examinée dans ce dossier.

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5 Pour Sheringham, les « récits délinquants » du quotidien s’écartent de la fiction comme du roman pour devenir des récits de voyages (Certeau, [1980] 1990 : 171), des parcours urbains permettant de relier l’ici et l’ailleurs au jour le jour. Sheringham propose lui-même un parcours de plusieurs récits, montrant qu’ils se constituent de descriptions, d’essais et de micro-incidents dont la dynamique traversière trouble l’ordre institué du récit. En effet, s’il délimite, borne et ordonne, le récit peut aussi dévier, déplacer et transformer, d’où sa capacité « délinquante » à se détourner de l’événement dominant pour déployer une événementialité microscopique et multiple indissociable de pratiques (la marche, les itinéraires, l’anamnèse, etc.).

6 La posture de l’observateur-espion dégagée par Audet dans trois œuvres vouées au quotidien dialogue avec les promeneurs de Sheringham, mais loin de tendre vers une « délinquance », les textes qu’il considère « fuient le récit » au sens strict sans rejeter pour autant toute narrativité. La distinction entre récit et narrativité qu’il opère lui permet ainsi de faire dialoguer questionnement théorique et analyse formelle des textes : Audet montre en quoi la description côtoie les micro-événements et les commentaires essayistiques dans des proses qui, là encore, s’avèrent génériquement composites.

7 Décarie considère pour sa part que l’une des caractéristiques du roman contemporain consiste à produire des récits sans histoires qui s’écartent, tant par leur forme que par leur style et leur attention au concret, des « grands romans ». L’événement n’est pas au cœur des œuvres qu’elle analyse, il est plutôt ce qui donne lieu à une fuite dans la routine, ou encore à une entreprise de familiarisation visant à rendre les lieux habitables. Entre « fiction domestique » (Décarie, 2004) et dérive (autre modalité du récit de voyage), l’événement devient alors une sorte de prétexte pour revenir à l’ordinaire, au non-événement.

8 Sur la base d’un découpage temporel du quotidien, dont l’unité de mesure est la journée, Fortier examine trois microbiographies qui ont en commun de raconter non pas la vie, mais une journée d’un auteur connu. S’intéressant à l’entrelacement de la fiction et de l’érudition et à la tension constante entre l’insignifiant et l’emblématique, Fortier montre que le quotidien n’est pas un préalable qu’il faudrait tenter de relater mais plutôt une construction discursive dont elle examine les caractéristiques formelles fortement contrastées. Entre narration itérative et interprétation, mise en relief d’un événement minuscule et discours intérieur autour de ce qui n’arrive pas, prolifération descriptive et multiplication de vignettes, ces microbiographies parviennent à ressaisir toute une vie dans un « quotidien singulier » à chaque fois réinventé.

9 Pour Brière, c’est moins l’évacuation de l’événement que son intrication avec le quotidien qui fait l’intérêt d’un roman issu d’un fait divers. Le fait divers brouille d’emblée les frontières présumées entre l’exceptionnel et le commun, il donne lieu à une stratégie narrative et romanesque qui, loin de privilégier ce qui sort du commun, souligne la dimension rituelle et routinière de la vie d’un criminel. La narration privilégie une esthétique du laminage qui estompe toute saillie événementielle pour mettre en relief l’étrangeté même du quotidien. Par là, c’est l’opposition entre l’événement et le quotidien, le monstrueux et l’ordinaire, que Brière reconsidère.

10 Mais l’événement n’est pas seulement ce que les proses narratives du quotidien atomisent, laminent, disséminent ou fuient, il est aussi ce dont elles jouent. Huglo montre que c’est à partir de l’opposition convenue entre le quotidien sans événement et l’aventure que le roman revient en force, tissant son intrigue à partir des lieux communs du quotidien et réinvestissant dans la fiction le contraste entre le romanesque et le prosaïque. D’une certaine façon, le quotidien ne se constitue que par rapport à ce qui s’y oppose, aussi est-ce à partir du couple qu’il forme avec l’extraordinaire que le roman se noue, réussissant à mener de front une intrigue narrative pleine de « rebondissements » et une contrainte formelle exigeante.

11 Avec Rocheville l’événement fait l’objet d’un autre type de déplacement. On a pu voir déjà que l’événement perd sa détermination hiérarchique à partir du moment où on lui oppose le micro-événement, dont le relief et l’importance s’avèrent dès lors tout relatifs. Mais à ce changement d’échelle déterminant correspond un changement qualitatif sur lequel Rocheville insiste. C’est en effet sur la base d’une alternance entre (micro)événements réels et virtuels que le récit prend forme, la virtualité devenant constitutive du quotidien raconté et de la progression narrative du roman. Le motif de la promenade concerne ici autant l’errance du personnage que le déroulement du récit qui ne va nulle part, mais avance. En découle un brouillage entre la vie « à l’indicatif » et la vie « au conditionnel » qui mine non seulement la hiérarchie de l’événement mais aussi la valeur accordée à la réalité du vécu.

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12 On le voit, raconter le quotidien engage un éventail étendu de stratégies narratives qui, en retour, construisent un quotidien multiple qui se réinvente à chaque fois. Le geste de raconter et le quotidien apparaissent véritablement co-déterminants, l’un se constituant à travers l’autre et vice-versa sur le fond d’attentes et de schémas préétablis sans cesse mobilisés. Jouant plus souvent qu’autrement d’une hétérogénéité générique et d’une fragmentation narrative, mais n’hésitant pas non plus à revendiquer la grande tradition du roman, fuyant les artifices de la fiction ou les multipliant à l’envi, les proses narratives du quotidien font des questions de forme un enjeu décisif sans quoi il n’y aurait pas moyen de dire, de raconter encore moins. Si la littérature du quotidien participe donc de cette transitivité soucieuse de renouer avec le sujet et le monde, le récit est bien plus l’état transitoire d’une réalité fluctuante que le lieu d’un quelconque transit. Comme tel, et sans reconduire cet élan vers l’avenir auquel les « grands romans » nous ont habitués, il relève bien du désir contemporain de sortir de la négativité qui a laissé sa marque sur un quotidien amorphe, informe, défini comme ce qui « échappe » (Blanchot, 1969 : 357). La transitivité n’implique pas pour autant une croyance naïve dans la possibilité de refléter directement le monde. Elle revient plutôt à affirmer qu’il n’y a pas de réalité en dehors des représentations avec lesquelles il faut désormais compter pour expérimenter, imaginer, interroger les mondes auxquels elles donnent forme et visibilité. Cela n’enlève rien au plaisir du récit, qui s’affirme avec force dans sa pluralité créatrice. Certes, les essais sur le quotidien ne manquent pas et, tout comme la description, ils participent de façon significative à la prose narrative du quotidien, mais ils ne le font pas au détriment du récit sous toutes ses formes, y compris les plus ludiques et les plus romanesques. Les espions, les voyages, les guerres, les meurtres et les rencontres ne manquent pas, d’ailleurs, dans cette littérature, qui, pour une bonne part, ne s’attache peut-être à raconter le quotidien que pour nous en faire paradoxalement reconnaître l’étrangeté.

Notes

1  Je remercie Tu Hanh Nguyen pour son aide vivement appréciée dans la préparation de ce dossier. Je remercie également le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien à la recherche dont ce dossier fait partie.

Bibliographie

BÉGOUT, Bruce (2005), La découverte du quotidien, Paris, Allia.

Blanchot, Maurice (1969), « La parole quotidienne », dans L’entretien infini, Paris, Gallimard, p. 355-366.

CERTEAU, Michel de ([1980] 1990), L’invention du quotidien, I, Arts de faire, Paris, Gallimard (Folio).

COUSSEAU, Anne (2001), « La littérature des petits bonheurs et des plaisirs minuscules, une nouvelle prose du monde ? » dans Michèle TOURET et Francine DUGAST-PORTES [dir.], Le temps des lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du 20 e siècle ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (Interférences), p. 305-316.

DÉCARIE, Isabelle (2004), Fictions domestiques. La maison dans tous ses états, Montréal, éditons Trait d’union (Spirale).

FORTIER, Frances et Andrée MERCIER (2004), « La narration du sensible dans le récit contemporain », dans René AUDET et Andrée MERCIER [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. Tome 1 : La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 173-201.

PEREC, Georges (1989), « Approches de quoi ? », dans L’infra-ordinaire, Paris, Seuil (La Librairie du XXe siècle), p. 9-13.

POIRIER, Jacques (2004), « Le pas grand-chose et le presque rien », dans Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre [dir.], Le roman français au tournant du XXI e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 371-380.

Sheringham , Michael (2006), Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford, Oxford University Press.

VIART, Dominique et Bruno VERCIER (2005), La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas (La Bibliothèque Bordas).

Pour citer cet article :

Marie-Pascale Huglo (2007), « Présentation », dans temps zéro, nº 1 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document71 [Site consulté le 26 November 2023].
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ISSN 1913-5963