Laurent Demanze
Gérard Macé : Mélancolie du romanesque
1 Entre biographies rêveuses et fictions érudites, l’œuvre de Gérard Macé se construit en refus de roman, au gré de textes où la brièveté et les ellipses vont de pair. Réticent devant les fastes du récit, le goût de l’érudition se mêle cependant au désir de romanesque. Dans des textes où l’essai, la biographie minuscule et la rêverie se mêlent, l’écrivain sertit son œuvre d’infimes épiphanies romanesques. Il construit ainsi les figures d’un romanesque sans roman. En effet, ses livres hésitent entre les empêchements du récit et le roman impossible, comme si l’écrivain ne pouvait se soumettre aux nécessités de la diégèse continue, de la ligne causale ou des explications psychologiques. Congédiant les bavardages du roman, il détache cependant le romanesque des longs récits pour le faire scintiller de manière autonome.
2Le romanesque chez Gérard Macé se décline alors tour à tour selon trois facettes : l’éclat de la brièveté, les soubresauts de la rencontre et la mélancolie de la perte. Car ses livres traquent, dans de courts textes où la fiction, l’essai et la rêverie se mêlent, les analogies et les ressemblances, les articulations merveilleuses de la littérature et du réel : Champollion rêve à la lecture du Dernier des Mohicans, Proust drape les figures de son désir avec les manteaux de Fortuny, et Gérard Macé lui-même ne part pas en voyage sans un roman de Conrad. Telle brève rencontre dit quelque chose du romanesque contemporain : une ressemblance ou une projection ténues, entre délice et angoisse. L’écrivain délaisse les mirages de la fiction pour traquer le romanesque dans les traversées de l’ethnologie, car il s’aventure dans les sciences humaines et les récits attestés à la recherche du détail singulier et érudit qui brille d’un éclat romanesque. Il en va ainsi, chez Gérard Macé, comme autrefois chez Roland Barthes, d’un déport du romanesque qui cesse de signer l’appartenance générique d’un texte et fait naître au contraire toute une mélancolie du réel, mais un réel dont l’insolite véracité vaut comme embrayeur de l’imaginaire. Le romanesque s’éprouve dès lors comme la vibration nostalgique d’un roman impossible.
3 Ces pages tentent de saisir et de prolonger des réflexions menées dans un précédent essai consacré à Gérard Macé, L’invention de la mémoire (Demanze, 2009) : elles disent les métamorphoses du romanesque hors du roman, dans l’œuvre d’un écrivain qui n’a cessé de dire les empêchements du récit et les difficultés de la narration. Depuis cet essai, bien des œuvres de Gérard Macé ont accentué cette inflexion dans les figurations du romanesque, notamment les deux volumes de Pensées simples parus en 2011 et 2014 qui disséminent les éclats du romanesque dans un parcours lectorial : le romanesque autrefois réservé aux marges et aux entours de l’œuvre, aux dérives de la rêverie érudite, est l’horizon maintenu d’une vie littéraire.
Le roman empêché
4Si Gérard Macé disperse ses notations sur le romanesque au détour de ses entretiens ou de ses colportages, c’est pour éviter d’affronter de face la question du roman. Car il privilégie des lectures ou des réflexions, sans céder au démon de la théorie qui a possédé ses prédécesseurs. Moins une critique, donc, que des préférences de lecteur : Proust côtoie Kafka bien sûr, et Lewis Caroll accompagne Balzac. Mais c’est là un âge révolu du roman, celui des grands arpenteurs qui ont inauguré le roman moderne sans en subir cependant totalement le pouvoir d’assèchement de l’esprit critique. Car après les grandes œuvres de la modernité, Gérard Macé constatera avec amertume un amenuisement du genre romanesque contraint aux maigres récits ou regrettera avec Georges Dumézil que « le roman moderne […] avait le défaut […] de ne pas avoir assez vécu » (GH : 301) en écoutant « cette grande voix qui s’époumone et s’étrangle dans le roman moderne » (GH : 30-31). Aux fresques romanesques lestées de sensations et d’exotisme succèdent, selon lui, les maigres récits d’une modernité hantée par cet âge d’or du roman, perdue dans les méandres de ses souvenirs littéraires comme le narrateur du Bavard ou comme dans les Fictions de Borges. L’histoire récente du roman est l’histoire d’un amenuisement vers le minuscule ou l’empêchement. La citation de Bruno Schulz qu’il place en exergue de Trois coffrets pourrait ainsi servir de blason à toute son œuvre, tant elle dit à la fois le crépuscule des grands romans, l’attrait du minuscule et l’énigme de l’individu, évoqués par les pouvoirs d’un art du détail et de l’ellipse.
Nous ne tenons pas à des ouvrages de longue haleine, à des êtres faits pour durer longtemps. Nos créatures ne seront point des héros de romans en plusieurs volumes. Elles auront des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeur. C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole, que nous prendrons la peine de les appeler à la vie (Schulz, cité dans TC : 9)2 .
5Or, cet amenuisement du roman se redouble dans les livres de Gérard Macé d’un empêchement du récit, tant ses livres ont fait de la digression et de l’ellipse leur loi de fonctionnement. Ce sont en effet des textes d’une extrême brièveté, qui brisent sans cesse leur ligne narrative, comme si les rêveries de l’auteur, les miroitements de l’analogie ou les jeux de la ressemblance venaient rompre la fluidité du récit. Tels déports du récit font songer aux procédés poétiques, au point que les textes de Gérard Macé se refusent souvent, entre le jeu concerté des rimes intérieures et les renvois analogiques, à se contraindre aux lois du récit3. Il faudrait sans doute emprunter à Jean-Yves Tadié (1978) sa catégorie du récit poétique pour décrire des textes où les lois de la causalité comme celles de la psychologie cèdent aux rencontres imprévues de la rêverie et à la fascination des ressemblances. Les empêchements du roman puisent dans un récit de filiation entravé, comme si les difficultés du roman familial se réverbéraient dans la fabrique du roman. Où l’on voit, à la suite de Marthe Robert, que le roman des origines est aussi l’origine du roman, et que les empêchements de l’un ébranlent l’écriture de l’autre : « Mon père n’arrivait pas à dire son histoire, d’où mes empêchements sur le plan de la narration du roman clair, des choses qui s’enchaînent, d’où mon goût pour la révélation progressive, par fragments » (MDA : 21).Confronté au silence paternel et aux secrets de la filiation, Gérard Macé mène une enquête oblique dans Les trois coffrets, mais de détour en digression, le lecteur se perdra à son tour en tentant de suivre le narrateur dans ce labyrinthe de renvois où se succèdent l’histoire d’un sarcophage retrouvé sur les bords du Tibre, la découverte de Champollion, les profondeurs freudiennes et les souvenirs de Shakespeare4.
6C’est que Gérard Macé renverse la proposition de Roland Barthes, selon qui le récit a partie liée au dévoilement d’une énigme5. Non pas donc la continuité d’une découverte, la mise à nu d’un mystère, mais le geste d’un déchiffrement qui reconduit l’énigme plus qu’il ne la lève. Aussi Champollion, Freud ou Œdipe peuplent-ils les textes d’un auteur qui procède à des dévoilements partiels qui redoublent l’opacité. Car Gérard Macé ne veut pas d’un « roman sans ombre » et préfère « l’incertaine clarté du récit » (TC : 20). Telle semble bien être la leçon à tirer d’un bref récit qui a tourné court, intitulé « le langage des signes », et dans lequel l’auteur évoque l’invention du langage des signes par l’abbé de l’Épée. Après une dizaine de pages, qui allaient bon train avec leur nimbe romanesque d’orphelin trouvé et de bâtardise, de chevauchée fantastique et de scène de reconnaissance, le récit s’interrompt par des points de suspension. L’auteur note en bas de page quelques motifs à cet inachèvement : « Écrites au printemps 1994, ces pages sont le début d’un récit qui a tourné court, sans doute parce que ce sont les termes de l’énigme qui m’intéressent, davantage que son improbable résolution » (Macé, 2001b : 106).
7Au reste, si Gérard Macé hésite de réticence en empêchement devant le roman, c’est qu’il est lecteur de Walter Benjamin, à qui l’on doit une ferme distinction entre le romancier et le conteur. Tandis que le conteur colporte une mémoire collective qui se transmet de bouche en bouche à travers exemples appropriables et sagesse pratique, le romancier est quant à lui l’homme de la solitude :
Le romancier, lui, s’est isolé. Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseil et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c’est exacerber, dans la représentation humaine, tout ce qui est sans commune mesure (Benjamin, [1936] 2000 : 121).
8Les derniers livres de Gérard Macé prolongent cette distinction, tant l’écrivain semble sensible aux traditions orales et aux petites coutumes. Et ce, au fil de textes qui tentent de restituer la tessiture des voix entendues, la profusion des rumeurs familiales et des legs d’autrefois. Gérard Macé se travestit ainsi sous le costume du colporteur, tâchant de raccommoder une communauté défaite autour de bris de savoirs et de fragments de légendes. Renouant les fils de la tradition, il donne à ses derniers livres la tonalité mélancolique et douce à la fois d’une éthique de la littérature, s’interrogeant sur la fin de l’ailleurs, l’extermination des Indiens ou les résurgences de l’antisémitisme. Car dans la bibliothèque hétérogène de légendes, de contes et de récits que rassemble l’œuvre de Gérard Macé, il s’agit d’aller puiser à une sagesse narrative à « condition de préférer l’art du récit aux conclusions hâtives, et la diversité du monde à son explication » (GH : 12).
Figures du romanesque
9Si Gérard Macé résiste aux enchantements du roman, il cède néanmoins à la fascination du romanesque. Signe d’une époque sans doute pour laquelle, comme l’a montré Dominique Rabaté, le romanesque migre hors des formes du roman. Un romanesque sans roman, donc6, pour un auteur qui relit avec une fascination rêveuse les biographies érudites, les traités ethnologiques ou les récits de voyage. Car son œuvre est résolument une œuvre seconde qui se glisse en contrebande dans les textes des autres, prélève avec fétichisme une citation remarquable ou superpose avec étonnement deux livres éloignés dans le temps. Il fait partie de ces auteurs qui hantent la bibliothèque, délaissant le désir de dire du nouveau, pour retrouver des textes oubliés et faire surgir des figures effacées. Le romanesque chez Gérard Macé marque ainsi la subjectivité d’un lecteur qui lève les yeux de son livre ou s’arrête, pour ruminer rêveusement tel passage. C’est assez dire que le romanesque chez lui relève d’une expérience de lecture par laquelle il isole un épisode, souligne un détail ou procède à une analogie. Car il y a une implication subjective du romanesque, qui suppose un investissement du lecteur. Dans ses lectures érudites, la dimension subjective du romanesque et sa capacité à susciter la rêverie se donnent en spectacle. Ce spectacle, c’est tantôt celui de la rencontre, tantôt celui de la brièveté.
10Un romanesque de la rencontre, d’abord. Alain Schaffner a souligné que la « notion de “romanesque” implique un lecteur (intra ou extradiégétique) qui compare le contenu des romans (lus par lui ou par d’autres) avec la vie (ou avec une œuvre) » (2004 : 273). Les livres de Gérard Macé cèdent bien souvent à ce démon de l’analogie, par lequel des échos surgissent et des ressemblances apparaissent. Car ses textes se logent précisément au lieu d’une rencontre, dans cet entre-deux où la littérature et son éclat rejaillissent sur le monde de manière réflexive. Le dernier des Égyptiens met en scène la lecture que l’on fait à Champollion du roman de Fenimore Cooper, grâce auquel le déchiffreur des hiéroglyphes se rêve en compagnie des Mohicans. Au point que d’écho en analogie, la civilisation égyptienne et le peuple indien se font face dans un jeu de miroirs, suscitant la rêverie fascinée du savant. Le manteau de Fortuny quant à lui interroge la place de l’artiste vénitien dans le roman proustien, filant par une succession de métaphores la confection des robes, l’art de la couture et la passion des étoffes comme autant de descriptions par le détour du style proustien et des sutures de son texte rapiécé. Et lorsque Gérard Macé évoque les romans de Conrad, c’est pour indiquer que le romancier ne cesse de l’accompagner dans ses voyages, à la manière d’un guide qui lui montrerait le monde, alors même que le lecteur lui tourne le dos. Le romanesque n’offre pas d’échappatoire aux déceptions du réel, comme au XIXe siècle, il est plutôt le lieu d’articulation de la bibliothèque et du monde, où la fiction et le réel tendent à se confondre.
11Brièveté du romanesque, ensuite. Non seulement parce que les livres de Gérard Macé ont élu le texte bref comme forme privilégiée, mais aussi parce que le romanesque a partie liée à la scène encadrée, au détail qui se détache ou à l’épisode qui se découpe. Roland Barthes déjà remarquait que le romanesque était du côté de la fragmentation, comme si le romanesque résidait non dans la matière même, mais dans le geste de l’auteur ou du lecteur qui découpe dans l’univers fictionnel ou réel un détail qu’il investit subjectivement7. Moins le nappé ou le continu que les éclats ou les épisodes posés de manière elliptique sans lien causal. Dominique Rabaté y voit une tendance profonde de la littérature contemporaine qui tente de s’échapper des causalités déterministes du roman, pour préférer une écriture de l’interruption (2006 : 194). En effet, c’est dans la notation romanesque, enclose sur elle-même comme une monade, que le lecteur se projette, comme s’il fallait du jeu entre les détails romanesques. Dans ces silences qui assemblent sans continuité les détails romanesques, l’esprit du lecteur réinvente librement des liens et se loge dans les intervalles du texte romanesque pour rêver aux non-dits et aux secrets que dissimule le texte. On saisit mieux le goût de Gérard Macé pour les biographies brèves, ces vies minuscules qui ne disent pas une existence de manière continue de la naissance à la mort, mais captent des instants singuliers ou exacerbent un détail insolite : c’est Ésope qui vomit de l’eau pour se défendre d’une accusation, c’est Tarafa qui porte avec lui son arrêt de mort ou c’est la prunelle d’argent de Clérembault. Le romanesque a ceci en commun avec le biographème chez Roland Barthes qu’il est un détail migrant, qui se déporte sans cesse du texte à son lecteur, comme si la matité singulière et inexplicable du romanesque, sa résistance opaque, éveillaient avec prédilection la rêverie du lecteur. Car à la différence du roman qui ouvre les secrets de l’intimité d’un personnage, le romanesque chez Gérard Macé donne à lire l’opacité d’un individu dont le secret échappe à jamais. Aussi quand il se fait biographe, il emprunte volontiers au Diable boiteux l’image des toits soulevés, ou celle du fantôme pour dire le désir interdit de fracturer le secret d’une intimité et l’impossible savoir de l’individuel. Il s’agit dès lors de laisser briller le détail dans son énigme inappropriable, comme ce qui reste d’inutile mais de fascinant depuis l’ère des romans empêchés.
Les déports du romanesque
12Empreinte d’un lecteur qui cède aux rencontres insolites et au goût de la brièveté, le romanesque se fait chez Gérard Macé notion migrante, comme si le goût du romanesque ne cessait de se déporter hors du roman. De lectures rêveuses en biographies brèves, de récits de voyages en études ethnographiques, de songerie photographique en étude critique, le romanesque est saisi hors du roman. Tout se passe en effet comme si Gérard Macé puisait en deçà du roman les puissants ferments de l’imaginaire. Au reste, il y a chez lui une passion du réel, qui cueille avec fascination le détail attesté ou récolte avec nostalgie le reste perdu. Et des lectures érudites qui privilégient le récit attesté à la pratique photographique, on sent de plus en plus l’écrivain requis de dire le monde. Or, par un renversement qu’inaugurait sans doute Roland Barthes dans son désir d’un romanesque du quotidien, c’est le détail attesté et l’énigme du réel qui valent ici comme embrayeurs de l’imaginaire. Le romanesque se détache des machineries causalistes du roman pour se loger dans les miettes minuscules du concret. Tout se passe comme si l’imaginaire contemporain avait besoin d’une réalité attestée ou d’une existence authentique à travers lesquelles se déployer.
Rien ne me donne plus d’imagination que la chose attestée. C’est pourquoi je n’écris pas de roman. Ou ce qu’on appelle les petits faits vrais. Cela éveille en moi une zone sensible que j’ignorais jusque-là : une petite épiphanie (MDA : 20).
[…] la juste récompense, ce sont des récits qu’il n’aurait jamais lus autrement, des légendes qui mettent à portée de main la fondation d’une ville ou la naissance de la poésie. Le fait que ces documents soient passés au crible n’enlève rien à leur charme : au contraire, puisqu’ils sont plus vivants et plus crédibles (GH : 33).
13Les séductions du romanesque ont ainsi été renversées : c’est moins l’évasion et le suspens, l’héroïque et le sentimental qui requièrent le lecteur que la mélancolie d’une vie éteinte, la peuplade disparue ou le détail insignifiant.
14Le romanesque relève ainsi d’une intention de lecteur. Gérard Macé en effet suit les traces des explorateurs et des ethnographes. Mais s’il met ses pas dans les leurs, c’est moins pour compiler les savoirs que pour rêver entre les lignes de leurs récits. Car il avoue avoir trouvé davantage de plaisir romanesque à la lecture d’Yvonne Verdier, Georges Dumézil ou Pierre Clastres que dans les pages arides du Nouveau Roman. Il relit ainsi les récits d’explorateurs à la lumière sombre de Conrad ou de Melville, et s’il se plonge dans les sciences humaines, c’est pour y retrouver la saveur de La recherche ou de Moby Dick 8. Il y a une lecture romanesque de l’ethnographie, du récit de voyage ou de la biographie, comme si l’imaginaire n’était jamais mieux assuré qu’ancré dans une réalité attestée. Lire les sciences humaines comme un roman, déplacer l’essai vers le romanesque, tel est le mouvement même du Goût de l’homme dans lequel l’écrivain découvre les Indo-Européens, les Dogons ou les Indiens Guayakis comme d’autres ont rencontré les créatures imaginaires de Swift ou de Michaux. Les sciences humaines sont alors transformées, le temps d’une lecture, en « trésors de récits collectifs et espace de rêverie » (Macé, 2006 : 2899). Georges Dumézil y est travesti en « héros de notre temps, à mi-chemin entre le mort illustre et le personnage imaginaire » (GH : 23) ; Marcel Griaule semble quant à lui tout droit sorti de L’homme qui voulut être roi de Kipling. Gérard Macé opère un déport romanesque de ces figures de savoir, métamorphosant ces savants en héros romanesques, le long d’un parcours qui a tout d’un périple initiatique. Il met en scène les figures de savoir comme autant de personnages, construisant leur recherche comme une quête romanesque. Le savoir s’y retrempe aux sources de la littérature, élaborant ce que Marielle Macé a appelé une « fiction théorique » (2006 : 248). Mais c’est parce que, plus profondément, Gérard Macé retrouve au sein même des procédures de l’ethnographie ou de la mythologie duméziliennes un art des comparaisons et des ressemblances qui est au cœur des procédures romanesques et du roman proustien. Rapprocher deux époques, accoler deux peuplades, confronter deux mythes, c’est là rejouer d’une autre manière le geste proustien qui fait surgir le temps perdu à partir d’un détail matériel :
[…] ce comparatiste « alerté par quelque ressemblance » a fait de l’analogie son outil préféré, cette fois comme l’auteur de la Recherche, lui aussi apparemment perdu dans le dédale du temps, lui aussi se laissant guider par d’infimes échos, pour trouver son chemin dans une construction toujours en devenir (GH : 30).
15Gérard Macé se ressaisit ainsi de la boutade de Georges Dumézil, selon qui ses livres migreront un jour dans le rayon des romans. Mais c’est que le savoir est bien souvent un roman qui s’ignore encore, tandis que la littérature a de nouveau conscience qu’elle prend en charge des savoirs, et surtout une sagesse. Cette pratique de la comparaison et de l’analogie, Gérard Macé la développe de prédilection dans les entours du texte : marges, exergues, scholies sont en effet le lieu décisif de rapprochement et de la reliaison, qui constituent un romanesque au second degré, composé dans les courts-circuits de l’histoire littéraire10.
16Gérard Macé développe de la sorte une éthique du romanesque. Car ses livres disent constamment la mélancolie d’un univers perdu : celui des peuples péris et des nations lointaines dans Le goût de l’homme ou L’autre hémisphère du temps, celui des communautés traditionnelles dans Leçons de choses, ou le temps perdu des existences du passé dans Vies antérieures. La perte irréparable du passé ne cesse ainsi de hanter son œuvre : son goût de la pratique photographique, qui saisit l’instant décisif et prolonge en somme l’art biographique ; qui recueille les vies éteintes aussi bien que la rêverie érudite ; qui songe à un temps d’avant le temps. À la manière de Proust, mais sans croire cependant au retour du temps perdu, il éprouve un affect singulier devant le passé aboli, empruntant à l’Histoire son office de mémoire de jadis. À une époque où les lointains ont disparu, où l’altérité des sauvages s’est résorbée, « seul le passé est vraiment exotique » (C : 118). Tout se passe alors comme si cette œuvre élaborait un romanesque du temps, où il s’agirait de saisir en douceur ces durées révolues et ces jadis sans mémoire. Comme le montrait Michel Murat (2004), le romanesque aurait partie liée à la reconnaissance, mais c’est dans l’œuvre de Gérard Macé une reconnaissance du passé sans résurrection possible, car marquée par l’ellipse ou la lacune.
17L’écrivain consacre dans Le goût de l’homme quelques pages à Marcel Griaule, mais c’est pour pointer un malaise devant ses livres qui semblent moins une étude ethnographique qu’un « récit d’aventures ethnographiques, ou plus simplement d’aventures romancées » (GH : 78). Car Marcel Griaule est un « romancier qui n’assume pas tout à fait son rôle, chroniqueur qui parle de lui à la troisième personne, et qui invente après coup sa chanson de geste » (GH : 83). Mais ce romancier du réel cède au goût de tout expliquer et dissèque l’indigène après l’avoir pillé. Dans un récit où le lecteur éprouve le désir de maîtriser l’émergence du sens comme la conduite de ses personnages, Marcel Griaule incarne la mauvaise part du romancier, qui se croit démiurge quand il n’est que témoin, et qui, à vouloir tout saisir et expliquer, laisse échapper l’énigme de l’altérité. À l’inverse, l’éthique du romanesque chez Gérard Macé préserve avec mélancolie la lacune, détache le détail sans le réduire à une totalité désormais hors d’atteinte. Ses pages laissent ainsi « jouer la mélancolie de ce qui disparaît », selon la formule de Dominique Rabaté (2006 : 255). Suspendant la volonté de savoir au profit d’une opacité acceptée, il conduit alors son lecteur d’un savoir à une sagesse11.
18Goût du détail volatile, de l’évocation douce, et éloignement de la maîtrise narrative qu’incarne Marcel Griaule, trop désireux celui-là d’être un Homère africain, voilà où mènent les refus du roman et les délices du romanesque chez Gérard Macé. Au lieu de la psychologie facile, le secret intact de figures énigmatiques ; en guise d’histoires signifiantes, les ellipses d’un récit où les faux pas de l’interprétation dévoilent et dissimulent à la fois ; à la place de la continuité narrative, les méandres de l’oubli et les retrouvailles célébrées. S’il congédie les figures causalistes du roman et les illusions démiurgiques du romancier, c’est pour inventer à travers les éclats du romanesque une éthique de la littérature, qui préserve en douceur le secret de l’autre, et célèbre, à mi-chemin de la rêverie et de l’imagination érudite, l’aura déclinante du passé. Car il y a chez Gérard Macé une mélancolie de la littérature, qui songe avec inquiétude à son inactualité12. À défaut d’inventer les voies contemporaines du roman, il pirate les frontières de la littérature – récit de voyage, biographie, ethnographie – pour y recueillir ce qui désormais fait défaut au roman. Le romanesque, ce serait alors ce regard désenchanté et nostalgique sur une littérature incertaine de ses pouvoirs, comme si Gérard Macé y célébrait une mémoire de la littérature, une mélancolie du roman13.
Notes
1 Abréviations utilisées : (TC) : Les trois coffrets (1985) ; (C) : Colportage I. Lectures (1998) ; (MDA) : « Célébrations des retrouvailles », propos recueillis dans Le matricule des anges (2001a) ; (GH) : Le goût de l’homme (2002) ; (IM) : Illusions sur mesure (2004).
2 Cette citation de Bruno Schulz est tirée de Traité des mannequins ([1957] 1961).
3 Sur le travail de poétisation de la pensée et du récit chez Gérard Macé, je renvoie aux analyses de Karine Gros (2009).
4 Sur l’importance de la question de la filiation chez Gérard Macé et dans la littérature contemporaine, je me permets de renvoyer à mon livre (Demanze, 2008).
5 Voir Barthes (1970) et ([1971] 1994).
6 C’est le titre de la troisième partie du dernier livre de Dominique Rabaté (2006).
7 Marielle Macé note en effet que le romanesque, chez Roland Barthes, ne réside pas dans tel ou tel thème, mais dans une façon de découper le réel, dans une atomisation du quotidien (2002 : 176).
8 « Le souvenir de cette seule phrase apparemment dictée par l’urgence, et dans un livre savant, m’a convaincu que je me plongerais un jour dans l’œuvre de Dumézil comme on se plonge dans À la recherche du temps perdu, dans Moby Dick ou L’odyssée, car elle avait la vertu de parler pour nous tous, qui ne parlons plus la langue de l’enfance mais la comprenons encore, qui rions aux bons endroits, qui pleurons aussi […] » (GH : 18).
9 Marielle Macé a montré dans son livre que c’était une tendance profonde de l’essai depuis l’époque contemporaine : à la fois le romanesque se trouve dans les formes de l’essai et les sciences humaines sont relues avec un désir de romanesque.
10 Je me permets de renvoyer à un précédent article : Demanze (2010).
11 C’est ce que Marielle Macé souligne à juste titre dans l’œuvre de Roland Barthes, où elle découvre que « le romanesque désign[e] in fine l’éthique de la littérature » (2002 : 175).
12 Je renvoie sur ces points aux réflexions menées par Gilles Bonnet (2013).
13 Là encore les réflexions de Gérard Macé sont à mettre en relation avec les analyses de Roland Barthes, qui vit la littérature non seulement comme un désir, mais également comme une nostalgie.
Bibliographie
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